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Espagne

Espagne

L’Espagne

L’Espagne! Qu’évoque pour vous ce pays: Les corridas? Le flamenco? Les peintures du Greco et de Goya?

Il est tout à fait normal de penser à ces choses lorsqu’on nous parle de l’Espagne, pays aux caractéristiques si variées. L’aspect physique de ses habitants nous rappelle qu’au cours des siècles le pays a été envahi par les Celtes et par les Maures. En plus de nombreux dialectes, on y parle quatre langues: l’espagnol (le castillan), le basque, le catalan et le galicien qui est très proche du portugais. Sans s’en rendre compte, les Espagnols utilisent souvent des mots que les Arabes ont laissés derrière eux après avoir occupé pendant huit siècles la péninsule ibérique.

L’Espagne est presque une île, bordée à l’ouest par l’océan Atlantique et à l’est par la mer Méditerranée. Ce pays est séparé de la France et du reste de l’Europe par la chaîne des Pyrénées qui s’élève à plus de 3 000 mètres. Le centre de l’Espagne consiste en un haut plateau ou meseta bordé au nord par la chaîne montagneuse qui comprend les impressionnants pics d’Europe, et au sud par les célèbres massifs enneigés de la Sierra Nevada. Fait curieux, l’Espagne est, après la Suisse, le pays dont l’altitude moyenne est la plus élevée d’Europe. Soit dit en passant que s’il pleut beaucoup sur le nord du pays, l’Espagne a néanmoins la pluviométrie la plus basse de toute l’Europe. C’est donc à juste titre qu’on l’appelle “le pays du soleil”, raison pour laquelle du nord de l’Europe les touristes y affluent chaque année.

L’étudiant de la Bible qui vit en Espagne est frappé par la grande ressemblance de ce pays avec la Palestine pour ce qui est du climat, de la géographie et de la nourriture des gens. L’Espagne possède elle aussi ses “monts des oliviers”, et on y emploie toujours le bœuf et l’âne. En traversant le pays, il est courant de rencontrer un berger avec son chien guidant un troupeau de brebis en quête d’un pâturage. À l’époque de la moisson, on voit encore des fermiers sur l’aire de battage, en plein vent, en train de vanner le blé pour le séparer de la bale. Dans certaines villes du sud, il y a des dattiers, des citronniers et des orangers sur les places ou dans les jardins publics.

LA RELIGION EN ESPAGNE

Les Espagnols sont profondément croyants. La plupart croient en Dieu, même s’ils ont perdu confiance dans leurs prêtres. La guerre civile, qui dura de juillet 1936 à avril 1939, coûta la vie à plus d’un million d’Espagnols. Cette hécatombe montre à quel point sont mauvais les fruits portés par la religion et la politique, toutes deux responsables de meurtres et d’actes de vengeance. Le parti républicain (communistes, socialistes et libéraux) alla jusqu’à tuer des prêtres, des religieuses et des personnalités fidèles à l’Église, tandis que le parti nationaliste (fascistes catholiques soutenus par l’armée) déferla à travers le pays, massacrant tous ceux qui n’étaient pas fidèles à l’Église catholique.

Cette guerre civile laissa une cicatrice qui est encore visible dans la façon dont l’ancienne génération réagit à la prédication des Témoins de Jéhovah. Le catholique traditionaliste qui participa à la guerre civile, à “la croisade”, pense qu’on ne devrait pas permettre à “l’hérésie” de se propager avec autant de liberté, surtout dans un pays qui a un concordat avec le Vatican. Les principaux défenseurs de l’Église, répartis dans différentes factions (conservateurs, progressistes, Opus Dei, etc.), viennent des classes moyennes et supérieures de la société dont les intérêts et la prospérité matériels sont liés au maintien du statu quo. Cependant, en général, et particulièrement dans les villes, les gens se désintéressent de l’Église à laquelle ils ne font appel que pour les baptêmes, les mariages et les enterrements, n’assistant à la messe que dans des occasions particulières.

Il ne fait aucun doute que depuis le concile Vatican II (1962-​1965) l’esprit religieux a beaucoup changé dans ce pays catholique. Comme l’écrivit l’archevêque espagnol de Madrid-Alcala le 8 décembre 1965, “le concile Vatican II s’est terminé aujourd’hui, laissant à l’Église et au monde chrétien un esprit nouveau, un humanisme nouveau, un nouvel espoir et une optique nouvelle, historique et transcendante à la fois, du monde dans lequel nous vivons”. Cette “optique nouvelle” et cet “esprit nouveau” ont obligé les dirigeants politiques et religieux à accepter des changements que la plupart d’entre eux ne désiraient pas vraiment, y compris la loi de 1967 sur la liberté religieuse. Cette loi a entièrement modifié la situation concernant l’activité des Témoins de Jéhovah et a incité la majorité des Espagnols à faire preuve d’une plus grande tolérance.

LES PREMIÈRES GRAINES SONT SEMÉES

Après avoir fait connaissance avec l’Espagne et ses habitants, sa géographie, son histoire moderne et sa religion, considérons ce qu’a accompli le vrai christianisme dans ce pays. Évidemment, il est fort possible que l’apôtre Paul ait été le premier témoin chrétien de Jéhovah à prêcher en Espagne. Il désirait tellement visiter un territoire vierge qu’il projeta de porter la bonne nouvelle du Royaume en Espagne. — Rom. 15:22-29.

Mais qu’en est-​il au vingtième siècle? Eh bien, La Torre del Vigía (La Tour de Garde en espagnol) du 1er juillet 1919 publia une lettre de la fille cadette d’une femme chrétienne vivant en Espagne. Dans sa lettre, la jeune Maria exprimait sa joie de venir à Paris avec sa mère pour y “accomplir l’œuvre que Dieu nous a confiée, à moi et à maman”. Nous ne connaissons pas le nom de la sœur, pas plus d’ailleurs que celui de la personne mentionnée dans une lettre publiée un mois plus tard dans La Tour de Garde en espagnol. Cette lettre venait d’une sœur de Madrid, qui avait reçu une lettre anonyme d’un de ses voisins catholiques. En bref, cette lettre disait ceci: ‘Faites attention, señora, vous êtes prise au piège. Tous vos faits et gestes sont surveillés, croyez-​moi. Vous rejetez l’obéissance due au pape, le représentant de Dieu, ainsi qu’à ses ministres, en foulant aux pieds par vos conversations et votre mauvaise conduite le ministère qu’ils représentent. (...) Renoncez à votre folle entreprise, car vous n’arriverez à rien. Je vous suggère aimablement de renoncer ou de partir, sinon le pire peut vous arriver.” Il est certain que quelqu’un n’était pas très heureux que la bonne nouvelle du Royaume soit proclamée.

Malgré tout, des graines de vérité étaient semées en Espagne. Frère J. F. Rutherford, le second président de la Société Watch Tower, était conscient de la nécessité de donner un bon départ à l’œuvre du Royaume dans ce pays. À ce moment-​là, un frère espagnol très zélé du nom de Juan Muñiz se trouvait à Philadelphie, aux États-Unis. Frère Rutherford lui demanda d’aller en Espagne, et, à la fin de 1920 ou au début de 1921, frère Muñiz paya lui-​même son voyage et s’embarqua pour l’Espagne. Il s’installa chez sa sœur, dans les Asturies, son pays d’origine. Son territoire? Les centres miniers des Asturies.

Dans une lettre, parue dans La Tour de Garde espagnole d’avril-​mai 1923, frère Muñiz expliquait qu’il avait passé quatre jours dans une ville à donner le témoignage à des hommes de tendance socialiste. Ceux-ci proposaient le changement du monde par le socialisme, tandis que lui l’espérait grâce au Royaume de Dieu. Un de ses auditeurs finit par dire: “La différence entre lui et nous, c’est qu’il a Dieu avec lui, alors que nous, nous ne l’avons pas.”

À peu près un mois plus tard, dans une autre lettre, frère Muñiz écrivit: “Maintenant, avec le nouveau gouvernement [la dictature militaire du général Primo de Rivera], qui est entièrement sous la tutelle du clergé avec ‘l’épée en main’, nous pouvons éprouver une certaine crainte, à moins de nous souvenir de ces paroles du Seigneur: ‘Voici que je suis avec vous.’ (...) Quiconque dit ou écrit quoi que ce soit qui n’est pas du goût du clergé ou du gouvernement (...) est emprisonné sans raison valable.” — Mat. 28:19, 20.

Après avoir enduré trois ans de solitude, sans aucun contact avec des chrétiens mûrs, frère Muñiz était un peu découragé. Puisqu’il avait besoin de soutien, frère Rutherford lui écrivit pour qu’il lui fasse obtenir l’autorisation de donner un discours à Madrid. Frère Muñiz ne put obtenir cette autorisation et frère Rutherford dut repousser sa visite. Néanmoins, en mai 1924, les deux frères se rencontrèrent dans un hôtel parisien et, après un examen des conditions en Espagne, frère Rutherford décida qu’il était préférable que frère Muñiz change de territoire. Peu de temps après, il reçut une lettre qui lui demandait d’aller en Argentine.

Est-​ce à dire que frère Rutherford abandonnait l’œuvre en Espagne? Pas du tout. Quelques mois plus tard, frère George Young, qui avait obtenu d’excellents résultats en Amérique du Sud, fut nommé en Espagne. Des jalons allaient bientôt être posés pour donner le témoignage à l’échelle nationale.

UNE VISITE REMARQUABLE

Peu de temps après son arrivée en Espagne en 1925, frère Young demanda à nouveau, et cette fois avec succès, l’autorisation nécessaire pour la visite de frère Rutherford. Des discours publics avaient été prévus à Barcelone et à Madrid, puis à Lisbonne, au Portugal. La réussite de cette démarche était due au fait que frère Young avait demandé l’aide de l’ambassadeur britannique qui l’avait introduit auprès des autorités gouvernementales. Au bout de quelques jours, le gouvernement donna l’autorisation de tenir ces réunions.

Sachant qu’il était impossible de distribuer des invitations à ces discours, frère Young se servit de la presse. La réunion de Barcelone était prévue à onze heures le dimanche matin. Quand frère Rutherford et ses amis arrivèrent au théâtre où il devait parler, ils notèrent la présence de plusieurs agents à cheval ainsi que d’une garde spéciale du gouvernement. Quand il pénétra dans la pièce privée qui était juste à côté de la scène, frère Rutherford fut reçu par le gouverneur adjoint de Barcelone qui l’accueillit chaleureusement. Cette personnalité demeura sur la scène tout au long du discours. Un interprète qualifié avait été retenu et, afin de garantir l’exactitude de la traduction, celle-ci avait été faite au préalable, si bien que chacun lisait son propre texte, frère Rutherford en anglais et le traducteur en espagnol. Il n’y eut aucune perturbation. À la fin de la réunion, les assistants furent invités à indiquer leur adresse sur des cartes. On recueillit 702 adresses pour une assistance de plus de 2 000 personnes. Ceux qui avaient laissé leurs nom et adresse pouvaient ainsi être visités et encouragés à étudier les Écritures.

Le discours de frère Rutherford à Madrid avait également été annoncé dans la presse. Les dispositions furent les mêmes qu’à Barcelone: une garde militaire à l’extérieur du théâtre et le gouverneur adjoint de Madrid à l’intérieur. Celui-ci resta également sur la scène durant tout le discours. Dans une loge se trouvait l’ambassadeur d’Angleterre. D’autres personnalités, notamment des autorités espagnoles, assistèrent à cette réunion. À Madrid, il y eut près de 1 200 assistants, dont 400 environ laissèrent leur adresse.

Frère Rutherford souhaitait que son discours soit publié dans la presse. Mais en Espagne, à cette époque-​là, on ne pouvait pas faire imprimer de textes de cette nature sans l’autorisation du gouvernement. Pourtant, grâce soit rendue à Jéhovah, une porte allait s’ouvrir pour permettre une telle publication de la vérité. Aussitôt après le discours, tandis que le gouverneur adjoint de Madrid s’entretenait avec frère Rutherford dans une pièce privée, le propriétaire d’un important quotidien entra et fut présenté à l’orateur. Frère Rutherford saisit alors l’occasion de dire à son interprète: “Demandez au gouverneur s’il ne pense pas que ce serait une bonne chose pour les Espagnols que ce discours soit publié dans la presse.” Le gouverneur répondit aussitôt: “Je n’ai aucune objection et je ne vois pas pourquoi il ne serait pas publié. Je pense que c’est une bonne idée.” Le propriétaire du journal ne manqua pas cette exclusivité. Des dispositions furent prises sans aucune difficulté pour que le discours soit publié dans le journal Informaciones du 12 mai 1925. En fait, ce même article fut imprimé plus tard sous la forme d’un tract et distribué par courrier à travers toute l’Espagne, ce qui permit de donner le témoignage même dans des endroits isolés.

En mai 1925, tandis que frère Rutherford donnait son discours à Lisbonne, un Argentin du nom de Juan Andrés Berecochea faisait connaissance avec la vérité. À partir de ce moment, il soutint la cause de la vérité avec enthousiasme et fit part de son intérêt pour la vérité à ses deux fils, Juan Carlos et Alvaro. Bien que cette famille dût quitter l’Espagne à cause de la guerre civile, le contact fut rétabli grâce à Alvaro. Il devint missionnaire diplômé de Galaad, l’École biblique de la Watchtower, et sa femme et lui furent nommés en Espagne en 1953.

L’OUVERTURE D’UNE FILIALE

Le succès de sa visite incita frère Rutherford à ouvrir une filiale de la Société en Espagne, sous la surveillance de George Young. Son adresse était celle de la maison de frère Eduardo Alvarez Montero, à Madrid. À partir d’août 1925, la nouvelle filiale commença à organiser la diffusion d’une édition réduite de quatre pages de La Tour de Garde en espagnol qui était imprimée par une société du monde.

En 1925, le bureau de la Société à Madrid connut une intense activité avec la publication de 5 000 exemplaires en espagnol de La Harpe de Dieu et de 10 000 exemplaires du livre Des millions d’hommes actuellement vivants ne mourront jamais. En plus, on distribua 247 000 tracts, dont le discours de frère Rutherford ainsi que le tract intitulé “Où sont les morts?” Le rapport de fin d’année montrait que le message du Royaume “avait été porté dans chaque ville d’Espagne, ainsi qu’aux îles Canaries, aux Baléares et dans les principales villes de la zone espagnole au Maroc”.

C’est vers cette époque (1925-​1926) que frère Young projeta le “Photo-Drame de la Création”, une projection de vues fixes et de films sonorisés à l’aide de disques, qui faisait connaître les desseins de Dieu concernant la terre et le genre humain. C’est aussi en juin 1926 qu’on commença à se servir de la radio. Deux des principales stations de radio de Madrid et de Barcelone diffusèrent deux des discours de frère Rutherford. Le message atteignit ainsi toutes les parties de l’Espagne ainsi que les pays voisins.

En mai 1926, au cours d’une assemblée remarquable tenue à Londres, le peuple de Dieu adopta une résolution intitulée “Témoignage aux dirigeants du monde”. Frère Young pensa à la faire publier dans la presse espagnole, et ses efforts furent couronnés de succès quand le texte complet fut publié dans le journal La Libertad du 3 octobre 1926. En plus de l’édition normale de 75 000 exemplaires, la filiale en reçut mille exemplaires qu’elle adressa à toutes les personnalités du gouvernement, les maires, les évêques et les cardinaux.

VAINE OPPOSITION DU CLERGÉ

Évidemment, toute cette activité n’était pas inconnue du clergé qui commença à faire sentir son influence. Plusieurs frères furent arrêtés et l’on confisqua leurs publications. Certains se retrouvèrent sans travail, d’autres durent quitter leur village à cause de la persécution. Du haut de la chaire et par l’intermédiaire de la presse, on interdit aux gens de lire La Tour de Garde. En fait, une ordonnance de l’évêque de Pampelune qualifia les publications du peuple de Dieu d’“hérétiques, de scandaleuses et de formellement interdites”. À Alcoy, dans la province d’Alicante, les frères Francisco Corzo et Máximo, deux colporteurs ou prédicateurs à plein temps, furent arrêtés et conduits devant les autorités. Après plusieurs jours de résidence surveillée, ils durent quitter la ville sur-le-champ. Pourtant, le chef de police qui les interrogea se procura une Bible et un exemplaire de La Harpe de Dieu, et il s’abonna à La Tour de Garde. En privé, il dit à frère Corzo: “Vous êtes les seuls en Espagne à dire la vérité aux gens.”

En octobre 1926, un petit groupe de proclamateurs du Royaume très actifs distribua 22 000 exemplaires de La Tour de Garde à Valence, la troisième ville d’Espagne. Le clergé se mit à accuser faussement les frères d’être des francs-maçons et d’appartenir à la Mano Negra (la Mafia). En novembre, alors que 6 000 exemplaires étaient distribués à Tarragone, ancienne ville d’origine ibérique et romaine à quatre-vingt-huit kilomètres au sud-ouest de Barcelone, la persécution atteignit son paroxysme. Sournoisement, de jeunes garçons des écoles catholiques furent envoyés pour ramasser toutes nos publications qu’ils brûlèrent dans la cour d’un couvent en présence des principaux prêtres, tandis que toute la ville se réjouissait de la situation. Toutefois, de nombreuses personnes s’indignèrent et les autorités civiles se montrèrent assez libérales, si bien que l’on obtint un grand nombre d’abonnements à La Tour de Garde.

Quelle allait être la réaction à Barcelone, la capitale cosmopolite de la Catalogne? Frère Saturnino Fernández, colporteur, déployait son activité avec le groupe des frères de cette ville. Ils purent distribuer 80 000 exemplaires de La Tour de Garde avant son interdiction en décembre 1926 et janvier 1927. Deux frères avaient travaillé dur pour aménager un lieu de réunions pour le groupe de Barcelone, mais on leur en refusa l’ouverture. Qui était à l’origine de cette interdiction? Nul autre que le véritable souverain de la ville, l’évêque de Barcelone. Malgré cela, frère Fernández continua d’organiser chaque soir chez un ami des réunions auxquelles assistaient en moyenne une dizaine de personnes.

L’opposition se révéla donc vaine, et notre œuvre se poursuivit avec la bénédiction de Jéhovah. En 1927, le bureau de la filiale de la Société fut transféré chez frère Francisco Corzo à Madrid. À cette époque-​là, l’impression des publications en Espagne ne coûtait pas cher, si bien que l’on remplaça l’édition espagnole de La Tour de Garde de quatre pages par une édition de huit pages. L’édition espagnole de La Tour de Garde en seize pages, imprimée à Los Angeles, en Californie, était également disponible en Espagne.

LA GRAINE EST SEMÉE DANS UNE EXCELLENTE TERRE

Au cours des années 1920, la prédication du Royaume se concentra à Madrid et à Barcelone, les deux principales villes d’Espagne. Le témoignage y était parfois donné de façon inhabituelle. À Barcelone, le colporteur Saturnino Fernández exposait sur la place publique différents livres de la Société, étendait la grande carte “Le divin Plan des Âges” sur le trottoir et se mettait à converser avec quiconque manifestait le moindre intérêt. C’est précisément de cette façon que Juan Periago connut la vérité en 1927. Il fut attiré par une vive discussion entre frère Fernández et une personne au sujet de l’enfer. Juan se procura des publications et la graine de vérité fut plantée. C’est ainsi qu’il s’intéressa à la vérité de Dieu et commença à servir Jéhovah.

Considérons aussi le cas de Carmen Tierraseca Martín, une couturière. Elle reçut quelques-unes de nos publications de son beau-frère à Madrid, mais elle les mit de côté. En octobre 1927, elle travaillait chez une dame étrangère nommée Mary O’Neill, la femme de Francisco Corzo. Notons en passant que “Tierraseca” signifie “terre desséchée”. Mais Carmen prouva qu’elle n’était pas une terre sèche en ce qui concerne la vérité.

Carmen fit ce commentaire sur son travail à ce moment-​là: “Je passais la matinée à coudre dans une petite pièce et après le repas je continuais mon travail. Parfois, après quatre heures, je notais l’arrivée de nombreuses personnes. Je pensais que ce devait être un jour de visites pour le señor et la señora et qu’ils organisaient une réception à en juger par les conversations bruyantes. Soudain, il se faisait un silence, puis j’entendais une agréable mélodie jouée au piano et accompagnée par les invités qui chantaient ce qui me paraissait être un beau cantique. Je n’avais jamais rien entendu de semblable auparavant.”

Vous avez certainement deviné que c’était une réunion des Étudiants de la Bible (comme s’appelaient alors les Témoins de Jéhovah). C’est par hasard que Carmen Tierraseca avait accepté de travailler dans la maison même où La Tour de Garde était préparée en espagnol. George Young avait alors quitté l’Espagne et notre œuvre était maintenant supervisée par Eduardo Alvarez et Francisco Corzo. Le bureau de la Société demeura chez les Corzo jusqu’en décembre 1930.

Dans les années 1920, quelques baptêmes eurent lieu dans différentes régions du pays. Par exemple, en 1927, Manuel Oliver Rosado, de Malaga, écrivit au bureau de Madrid pour demander que quelqu’un vienne le baptiser. En réalité, il ne fut visité et baptisé qu’en 1929, le 14 avril, par Francisco Corzo, dans un établissement de bains publics.

Un autre baptême qui nous a été rapporté eut lieu en juin 1928 quand un groupe de frères de Madrid passa une journée sur les bords du Manzanares. Dans une ambiance simple mais très joyeuse, Carmen Tierraseca fut baptisée avec un autre frère. Ce ne fut pas une décision prise sous le coup de l’émotion, car deux jours avant leur baptême les deux candidats s’étaient réunis avec Eduardo Alvarez et Francisco Corzo pour discuter de l’importance du pas qu’ils allaient faire.

NOTRE ŒUVRE S’ACCROÎT RAPIDEMENT

Avec de petits groupes à Madrid, à Barcelone, à Malaga, à Huesca et dans d’autres villes, et plus d’une dizaine de travailleurs dans le champ, la prédication du Royaume commença à s’accentuer en 1929. Le temps était donc venu pour la Société de commencer à imprimer elle-​même ses publications sur une presse verticale Miehle qui avait été envoyée de Brooklyn. À Madrid, on put ainsi imprimer des périodiques et des brochures jusqu’en 1936.

À cette époque-​là, la bonne nouvelle était notamment prêchée au moyen de discours publics. Des pasteurs protestants prêtèrent leurs salles pour des réunions publiques. Après qu’un frère se fut adressé aux membres de quatre Églises différentes à Malaga, un pasteur épiscopalien dit: “Je n’ai jamais entendu expliquer aussi bien la Bible que ce soir, et ce que dit cet homme est vrai. Nous sommes tous endormis et nous avons besoin de plus d’hommes comme lui parmi nous.” Évidemment, tous les protestants ne réagirent pas aussi favorablement. Les baptistes tinrent une réunion spéciale pour s’accorder sur la façon de réduire au silence les Étudiants de la Bible qui “volaient les brebis de leur enclos et remplissaient le pays de publications dangereuses”.

Depuis 1927, la filiale de la Société à Madrid avait été supervisée par Eduardo Alvarez Montero. Cependant, au printemps 1930, Herbert Gabler, qui servait en Lituanie, fut nommé surveillant de filiale en Espagne. Peu de temps après, nos réunions furent organisées selon les méthodes employées dans les autres pays. Alors que jusque-​là on prêchait occasionnellement, la prédication de maison en maison allait prendre un bon départ.

Se souvenant de la première fois qu’elle prêcha de porte en porte, Carmen Tierraseca nous fait cette remarque: “Je priai Jéhovah, me remettant entre ses mains pour accomplir son œuvre.” Comme aucune formation n’avait été donnée aux frères, vous vous demandez sans doute ce que cela pouvait donner. Eh bien, à la première porte, une femme accepta la brochure que lui offrit sœur Tierraseca, qui ajoute: “La femme que je visitai ensuite fit de même, et ainsi de suite jusqu’à ce que j’aie placé les huit brochures que j’avais apportées. J’avais oublié ma crainte, ma timidité et ma nervosité. J’étais débordante de joie et au fond de mon cœur je remerciai Jéhovah pour sa bonté et son soutien.”

Inutile de vous dire que la prédication du Royaume de porte en porte était désormais lancée. Dans les années suivantes, elle allait être la source de nombreuses bénédictions.

LA SITUATION POLITIQUE AVANT LA GUERRE CIVILE

Avant 1931, l’Espagne était une monarchie dirigée par le roi Alphonse XIII. En 1930, le dictateur militaire du pays, le général Primo de Rivera, devait démissionner et être remplacé par le général Berenguer, dont le mandat officiel allait s’achever en février 1931, le roi faisant alors appel à l’amiral Aznar pour constituer un nouveau gouvernement qui sauverait sa couronne. Ce gouvernement prépara des élections municipales qui virent la victoire des partis de gauche favorables à la république dans la plupart des villes. Considérant la situation perdue et pour éviter un bain de sang, Alphonse XIII préféra s’enfuir du pays. C’est ainsi que l’Espagne devint une république en avril 1931. Ce fut une véritable claque pour l’Église catholique qui ne tarda pas à sentir les effets du nouveau régime. Dans cette même année 1931, le cardinal Segura y Saenz, archevêque primat de Tolède, fut expulsé du pays. En 1932, les jésuites furent interdits et expulsés d’Espagne, bien que l’expulsion proprement dite n’eût jamais lieu, car ils se cachèrent ou se déguisèrent.

La division du pays devint évidente en 1933 quand un gouvernement de centre-droite fut formé. Il annula les lois anticléricales et tint les rênes du pouvoir jusqu’en janvier 1936, date de la dissolution du Parlement espagnol. De nouvelles élections eurent lieu et, une fois de plus, elles furent remportées par les républicains de gauche, le Front populaire des socialistes et des communistes.

Quelle influence ces changements politiques ont-​ils eue sur notre œuvre? Les frères furent chassés des villes où les républicains étaient en majorité, car on les accusait d’être des agents fascistes de l’Église du fait qu’ils distribuaient des publications religieuses. Et, bien sûr, dans les bastions de l’action catholico-fasciste, les frères étaient pris pour des protestants ou des francs-maçons parce qu’ils distribuaient le livre interdit, la Bible.

À la suite de ces événements politiques, le pouvoir clérical fut brisé et les gens bénéficièrent d’une plus grande liberté religieuse. Bien que notre œuvre pût se poursuivre assez librement, une grande partie des gens qui avaient maintenant conscience d’avoir été trompés sur le plan religieux, prirent parti contre toute forme de religion et même contre Dieu. Néanmoins, notre activité chrétienne se développa rapidement.

UNE PÉRIODE DE TRANSITION

La présence de frère Gabler à Madrid semblait ne pas plaire à Francisco Corzo. En 1931, il quitta la vérité et, par la suite, il abandonna même sa femme. Il devint alors nécessaire d’enlever l’imprimerie et le bureau de la filiale de chez les Corzo. En janvier 1931, on les installa dans de nouveaux locaux.

Cette année-​là fut notoire par le fait que le peuple de Dieu adopta le nom “Témoins de Jéhovah”. Par contraste avec les 15 000 personnes qui l’adoptèrent sous la forme d’une résolution à Columbus, aux États-Unis, seulement quinze personnes se réunirent dans le même but à Madrid.

D’autres changements eurent encore lieu à cette époque. Par exemple, l’édition “madrilène” de La Tour de Garde de septembre 1931 fut la dernière. Par contre, celle de Brooklyn continua de nous parvenir avec, en page de couverture, l’illustration d’une tour percée de trois fenêtres en forme de croix. Au-dessus du titre La Torre del Vigía, il y avait une croix et une couronne, symboles que les Étudiants de la Bible ont longtemps employés. Mais la couverture du numéro de janvier 1932 était entièrement différente, la croix et la couronne ayant disparu.

Ce vent de changement souffla fort sur Madrid. Ainsi, lors du Repas du Seigneur, en 1932, la nappe brodée d’une croix et d’une couronne disparut également. Frère Gabler déclara: “Frères, cela doit disparaître. Ôtons cela! Ôtons cela!” De même, les insignes avec la croix et la couronne que nous avions l’habitude de porter sur le revers de nos vestes disparurent. Et les photographies des présidents de la Société Watch Tower, C. T. Russell et J. F. Rutherford? On ne les vit plus au mur de la salle de réunion à Madrid.

DES PIONNIERS ANGLAIS VIENNENT NOUS AIDER

En 1931, la Société avait organisé des assemblées dans différentes villes, dont Londres et Paris, au cours desquelles frère Gabler eut la possibilité de faire part du grand besoin de volontaires en Espagne, territoire presque vierge. En réponse, trois pionniers acceptèrent de relever le défi. Il s’agissait d’Ernest Eden, de Frank Taylor et de John Cooke.

En juillet 1932, ces trois pionniers anglais commencèrent leur prédication dans la ville industrielle de Bilbao, la capitale provinciale de la Biscaye. Cette région fait partie des provinces basques où l’on parle le basque. Soit dit en passant, personne ne sait exactement d’où vient cette langue énigmatique qui n’a absolument aucun rapport avec la langue espagnole.

Pour expliquer le but de leur activité, ces pionniers se servaient d’une carte de témoignage en espagnol. Ils placèrent ainsi de nombreuses publications à Bilbao. Si la porte d’une maison était ouverte, ils pénétraient vivement à l’intérieur. Grâce à cette attitude positive, Ernest Eden plaça un jour trente livres à la même porte. Comment fit-​il? Eh bien, voyant une porte entrouverte, il la poussa, traversa un couloir et se trouva sur la scène d’un théâtre, interrompant une répétition. Il profita de l’occasion pour donner le témoignage, plus en anglais qu’en espagnol, et il plaça tous les livres qu’il possédait, il dût même revenir plus tard avec d’autres publications.

Frère Eden connut de son côté une situation plutôt embarrassante. Une femme en longue robe l’invita à entrer dans un appartement bien meublé et éclairé par une lumière tamisée. “Elle m’invita à entrer dans une très jolie pièce, dit-​il, où il y avait une douzaine de filles toutes nues. C’était une maison de prostitution de luxe. Feignant d’ignorer où j’étais, je leur expliquai le but de ma visite et leur offris des publications. La patronne accepta un livre, et plusieurs filles me prirent des brochures.” Frère Eden se demande combien de chrétiens ont donné le témoignage dans de telles circonstances.

En trois mois de prédication à Bilbao, les trois pionniers placèrent 459 livres, 1 032 brochures et 509 exemplaires de Luz y Verdad (Lumière et Vérité) l’équivalent du périodique L’Âge d’Or (maintenant Réveillez-vous!). Ce travail fut accompli bien que les gens fussent très attachés à la religion. Ils prêchèrent surtout dans des immeubles dont la majorité des portes étaient décorées avec l’image du prétendu “Sacré-Cœur”. On voyait aussi très souvent une image qui représentait Jésus et Marie, leur cœur saignant à la main, offrant une indulgence d’un certain nombre de jours à ceux qui exhibaient cette scène horrible.

EN ROUTE POUR MADRID

Après avoir achevé leur œuvre à Bilbao, les pionniers commencèrent à donner le témoignage le long de la côte nord de l’Espagne. Étant donné qu’ils se déplaçaient continuellement, comment pouvaient-​ils s’approvisionner en publications? À Madrid, ils s’étaient arrangés avec le bureau de la Société pour que des cartons de publications puissent arriver avant eux dans certaines gares. Au cours de leurs voyages, ils allaient dans ces gares et retiraient les publications qui les attendaient.

Nos pionniers intrépides quittèrent la région montagneuse et pluvieuse du nord et se dirigèrent vers les villes du sud comme Léon, Palencia, Burgos, Valladolid, Salamanque, Ségovie et Madrid. Lorsqu’ils arrivèrent sur la meseta, le haut plateau intérieur de la Castille, ils furent enchantés à la vue du paysage pittoresque, mais surpris par le genre de vie des habitants parce qu’il ressemblait beaucoup à celui des habitants des pays bibliques. Pour conserver et transporter le vin, on employait des outres en peau. Les femmes portaient l’eau dans des pots de terre sur leur tête. On s’éclairait avec de petites lampes à huile d’olive et, en de nombreux endroits, les voitures et les autocars étaient rares, car on voyageait à dos d’âne ou de mulet. Les hommes pressaient le raisin avec leurs pieds, et les bœufs tiraient le traîneau dans l’aire de battage pour séparer le grain de la bale. De nombreuses personnes vivaient encore dans des grottes. C’est encore le cas aujourd’hui dans certaines régions, mais ces grottes sont propres et bien aménagées. En été, il y fait frais, et l’hiver on y est bien au chaud.

À Madrid, nos pionniers eurent un compagnon peu commun: un berger nommé Domingo. Il venait d’un village éloigné de la Navarre. Pourquoi se trouvait-​il à Madrid? Un jour qu’il gardait ses brebis, il trouva un exemplaire de Luz y Verdad dans un fossé. Ce périodique l’intéressa tant qu’il commanda toutes les publications dont il parlait et les dévora pendant l’hiver. Sa découverte de cette nouvelle “Voie” suscita une grande opposition et des attaques mensongères contre la vérité (Actes 9:2). C’est pourquoi il partit pour Madrid afin d’en apprendre davantage sur les gens qui publiaient ces écrits. De Pampelune à Madrid, il y a plus de quatre cents kilomètres, mais Domingo les fit à pied! C’était la première fois qu’il quittait son village natal. Arrivé à Madrid, il trouva le bureau de la Société et se mit à étudier la Bible avec les pionniers anglais. Convaincu que c’était la vérité, il s’offrit sans réserve pour la prédication et il devint pionnier.

LA VÉRITÉ SE RÉPAND DANS TROIS DIRECTIONS

En été 1933, les pionniers John, Frank et Ernest allaient devoir se séparer. Ernest Eden prit Domingo avec lui et se dirigea vers le nord-ouest. Entre-temps, Frank se vit assigner pour lui seul le sud de l’Espagne, région presque aussi étendue que le Portugal. Ce territoire attrayant comprenait toute l’Andalousie et la côte sud allant d’Huelva à Alicante. Quant à John Cooke, il descendit à soixante-quatre kilomètres au sud de Madrid, dans la ville ancienne de Tolède. Avec ses murailles romaines et wisigothiques, ses mosquées, ses portes mauresques et ses synagogues juives, Tolède est un véritable musée de pierre qui raconte l’histoire de l’Espagne.

Arrêtons-​nous un instant sur l’activité des pionniers au début des années 1930. À l’époque, les moyens de transport étaient l’autocar, le train, la voiture à cheval et le mulet. En voyageant, il fallait s’accommoder de tout ce que les voyageurs emportaient avec eux: poulets, canards, chèvres et même une fois un espadon de taille. Un jour, un tremblement de terre fit dérailler le train. Après avoir songé à tout cela, Frank Taylor opta pour la bicyclette. Équipé de solides porte-bagages à l’avant comme à l’arrière, avec une valise adaptée au cadre, sans parler du sac contenant les disques que l’on employait à cette époque-​là, ce vélo était un engin tout à fait bizarre. Plus tard, Frank dut installer des frondes sur le guidon et s’armer de pierres bien choisies afin de se protéger contre les bandes de chiens affamés qui auraient pu s’en prendre à cette étrange machine quand elle traversait les villes lugubres des vieilles régions minières de la province d’Almeria. Une fois, Frank fut attaqué par derrière et son unique pantalon fut déchiré. Heureusement, des femmes compatissantes lui prêtèrent du fil et une aiguille. Sans plus de façon, il s’assit au milieu de la route et se mit à réparer les dégâts. Après avoir rendu l’aiguille, Frank prêcha aux habitants dont certains acceptèrent des publications, peut-être davantage par compassion que par intérêt réel.

Dans son activité, Frank Taylor avait pour tactique de ne jamais revenir sur ses pas dans une ville ou dans une rue s’il pouvait faire autrement. C’était une façon d’éviter les républicains coléreux qui le prenaient souvent pour un agent fasciste venu répandre la propagande catholique. Dans la ville de Villamanrique, Ciudad Real, on raconta que Frank Taylor était fasciste tout simplement parce que les livres qu’il détenait contenaient le nom de Dieu. Comme il le dit lui-​même, “pour ces gens, Dieu est synonyme de catholique, donc de fasciste”. En tout cas, une foule d’une cinquantaine de communistes en colère l’entourèrent sur la place du marché en criant: “À bas! À bas!” Il lui semblait impossible de fuir. Suivant le conseil d’une dame catholique, Frank se mit à lire un paragraphe très dur de la brochure Crise. Il lut le plus fort qu’il put et jeta la brochure dans les mains du meneur, lui disant: “Lis toi-​même.” Quel en fut le résultat? Vraiment surprenant, car les gens rassemblés en vinrent aux mains, certains criant en sa faveur, d’autres contre. Au milieu de cette confusion, notre pionnier réussit à s’esquiver sain et sauf.

Frank Taylor remercia Jéhovah de cette délivrance. Mais ce ne fut pas tout. À bicyclette, vers 6 h 30 du matin, il fut surpris de voir sur la place environ deux cents personnes qui s’étaient rassemblées pour le voir prendre le car. Comme il apprécia sa bicyclette! Les gens se mirent alors à crier: “C’est lui!” “Croyez-​moi, nous rappelle Frank, je n’ai jamais appuyé aussi fort sur les pédales et je ne me suis arrêté qu’une fois sorti de la ville, sur la route conduisant au prochain village.”

D’AUTRES AVENTURES

Heureusement, le danger n’était pas toujours aussi grand. Frank Taylor eut de nombreuses occasions de prêcher la bonne nouvelle et de trouver quelques oreilles attentives. Quand on commença à prêcher avec le phonographe au milieu des années trente, Frank exploita à fond ce moyen. Il avait un petit phonographe de poche qu’il employa dans quelques cafés. Il le tenait à la main et circulait entre les tables. L’enregistrement terminé, il prononçait quelques mots pour offrir des publications chrétiennes. Quelle innovation dans la façon de donner le témoignage! Mais il devait être prudent, car on trouvait souvent cette pancarte: “Il est interdit de parler de religion ou de politique.”

Ce n’était pas une mince affaire que d’atteindre les villages de montagne, surtout lorsque la route avait été détériorée au point de n’être qu’un chemin boueux emprunté par les mulets. Vous imaginez-​vous en train de porter votre bicyclette sur l’épaule? Pour mieux nous brosser la scène, voici ce qu’écrivit frère Taylor: “Au début, l’entrée dans un village était un événement. Des marchandises, des légumes et même de la viande étaient étalés sur le sol poussiéreux des rues ou dans le lit desséché d’une rivière. On se faisait couper les cheveux assis sur un tabouret au bord de la route. Parfois c’était le dentiste qui arrachait une dent dans la rue. Au milieu de tout cela, on remarquait particulièrement des prêtres corpulents en train de flâner. Dans les bars et les casinos, il n’était pas rare d’en trouver cinq ou six autour d’une table, vêtus de soutanes crottées et poussiéreuses, en train de fumer le cigare. Lorsqu’une publication biblique était placée, ils ne tardaient pas à l’avoir entre les mains. Vous pouvez les imaginer en train de tripoter le livre, cherchant l’imprimatur catholique puis, ne la trouvant pas, s’empresser d’avertir la police et de nous accuser d’être ‘communistes’. J’étais immédiatement arrêté s’ils parvenaient à me mettre la main dessus. Après plusieurs aventures de ce genre, je me montrai plus sage et je n’eus pas trop de mal à m’esquiver en faisant des tours et des détours dans les rues étroites. J’en étais venu à parler du ‘renard et des chiens’.”

L’ennui, c’était que s’ils ne pouvaient prendre frère Taylor en ville, ils étaient sûrs de l’attraper à la sortie de celle-ci, car il y avait une sorte de douane dans les faubourgs de certaines villes. C’est là que la police l’attendait pour lui mettre la main dessus. Il perdait alors de nombreuses heures en interrogatoire et à attendre longuement que les policiers le relâchent. Généralement, frère Taylor demandait à voir le consul britannique puisqu’il était ressortissant britannique. On finissait par le libérer puisqu’on ne pouvait retenir aucune accusation contre lui.

En entrant dans la province d’Almeria, frère Taylor se trouva devant un désert inhospitalier et brûlant, sans un brin d’herbe. On n’y voyait aucun oiseau ni aucun signe de vie, à l’exception d’un groupe d’ânes qui soulevait un nuage de poussière deux fois par jour. Cependant, Almeria lui offrit des compensations, car il découvrit là un petit groupe d’Étudiants de la Bible. Bien que son espagnol fût limité, il put se réjouir en compagnie de ses frères humbles pendant deux ou trois mois. Pendant ce temps, la situation politique se dégradait au point qu’il y eut même quelques fusillades dans les rues d’Almeria. Après sa dernière réunion avec les frères de l’endroit, Frank Taylor dut traverser les lignes de feu et agiter un mouchoir blanc au-dessus de sa tête pour rejoindre son domicile à bicyclette.

En été 1935, après avoir donné le témoignage dans les villes côtières, frère Taylor arriva à Murcie, ville qui comptait à l’époque environ 160 000 habitants. Il s’installa dans un sous-sol, avec pour seule source de lumière une petite ouverture au plafond. Au moins, c’était un endroit frais à cette saison où tout est brûlé par le sirocco, vent qui vient du Sahara et traverse la Méditerranée. Ce fut une réelle épreuve pour frère Taylor que de prêcher par une telle chaleur; il lui est même arrivé parfois d’en délirer.

DE L’AIDE DE L’ALLEMAGNE ET POUR L’ALLEMAGNE

Au début des années 30, l’Allemagne était en plein bouleversement politique et la situation empirait pour le peuple de Jéhovah. C’est pourquoi douze pionniers allemands vinrent servir en Espagne. L’arrivée de quelques-uns d’entre eux eut lieu dans une ambiance plutôt chaude, puisque le train arriva à Barcelone au beau milieu d’une révolte contre le gouvernement. Quand il alla les chercher à la gare, Ernest Eden se rendit compte que le quartier n’était qu’un champ de bataille. Pour se protéger, il s’engouffra dans le bureau de poste et y resta pendant deux heures à attendre que la fusillade cesse. Il finit par arriver à la gare où les frères allemands l’attendaient stoïquement. C’est alors que commença la véritable difficulté. Ils ne parlaient ni anglais ni espagnol, et lui ne parlait pas allemand. Malgré cela, après trois mois de formation, ces pionniers allemands étaient prêts à prêcher en espagnol.

Les petits groupes de Témoins de Jéhovah à Madrid et à Barcelone étaient conscients de la condition de leurs frères en Allemagne. Alors, comme leurs frères du monde entier, ils protestèrent contre les traitements que les nazis infligeaient aux Témoins de Jéhovah en envoyant des télégrammes à Adolf Hitler, l’avertissant de ce qui pourrait lui arriver, à lui et à son régime nazi, s’il ne laissait pas les Témoins de Jéhovah tranquilles.

À cette époque, notre activité fut si intense qu’elle suscita de vives réactions parmi des individus de tendance jésuite. Dans une ville, on accusa les pionniers de “distribuer des publications d’inspiration ‘judéo-franc-maçonnique’”. Dans une autre ville, deux sœurs, accusées de diffuser des “brochures à caractère hitlérien”, furent mises en prison. En d’autres endroits encore, les frères étaient catalogués comme protestants, ce qui voulait dire qu’ils étaient des infidèles ou des hérétiques de la pire sorte pour la majorité des catholiques mal informés.

LES PIONNIERS CONTINUENT LEUR MISSION

À la fin de 1934 ou au début de 1935, les pionniers John et Eric Cooke quittèrent Barcelone pour prêcher sur la côte en direction du sud. Mais Ernest Eden continua la prédication dans les villes de la province de Barcelone.

John et Eric Cooke commencèrent leur activité sur la côte méditerranéenne, dans la célèbre ville romaine de Tarragone et dans la ville voisine de Reus. En remontant au nord, vers la province de Lérida et le village de Pradell, les Cooke rencontrèrent Salvador Sirera, un abonné qui avait appris la vérité et qui permit que les réunions se tiennent dans sa pension de famille à Barcelone.

Après quelques jours de prédication avec Salvador dans les villes et les villages alentour, John et Eric, accompagnés de Salvador, firent 145 kilomètres à bicyclette pour se rendre à Huesca. Le voyage en valait-​il la peine? Sans aucun doute. Nemesio Orús, abonné au périodique, les reçut à bras ouverts et “s’abreuva” de la vérité. Cependant, dans son zèle et son désir ardent de se joindre à ces frères, il manqua de prudence et sa femme en devint jalouse au point d’aller en secret à la police porter de fausses accusations contre les frères. La Guardia Civil, ou gendarmerie espagnole, vint chez eux et arrêta John et Eric, mais au poste de la garde civile l’affaire fut classée.

Les Cooke visitèrent Nemesio à diverses reprises, puis décidèrent de célébrer le Mémorial à Huesca le 17 avril 1935 et d’y inviter aussi Salvador Sirera. John écrivit donc à Nemesio pour lui en parler. Imaginez sa surprise quand Nemesio lui répondit qu’il débordait de joie à la pensée de cette célébration et qu’il avait déjà acheté l’agneau afin de le préparer pour ce jour-​là! Il est évident que sa compréhension du Mémorial était encore incomplète, bien que son zèle fût louable. Vous pouvez imaginer ce que représentait garder vivant pendant plusieurs jours un agneau dans un petit appartement au troisième étage. Néanmoins, on célébra le Mémorial et ce fut une belle réunion pour ce petit groupe de disciples de Jésus Christ. À vrai dire, ce fut, à cette époque-​là, ce qui se rapprochait le plus d’une assemblée en Espagne.

Quand John Cooke pensa qu’ils avaient suffisamment prêché dans la province d’Huesca, Eric et lui partirent pour Saragosse, la capitale de l’Aragon et le bastion de la mariolâtrie espagnole, la vénération ou le culte de Marie. En ce temps-​là, en 1936, la ville comptait environ 170 000 habitants. L’Èbre traversait la partie nord de Saragosse et sur la rive sud se trouvait le Temple de la Colonne, une église imposante à plusieurs clochers, qui abrite une colonne de marbre très connue. Selon la légende catholique, c’est là qu’en 40 de notre ère la vierge Marie est apparue à l’apôtre Jacques, alors qu’on la disait toujours vivante en Palestine. Bien que cette légende soit sans fondement historique ni biblique, au cours des siècles une foi aveugle s’est développée en la Pilarica (Notre-Dame de la Colonne).

À cette époque, les baptêmes étaient rares, et John Cooke n’était pas disposé à baptiser quelqu’un sans bonne raison. En fait, à trois reprises, Nemesio Orús fit soixante-douze kilomètres à bicyclette de Huesca à Saragosse, mais John lui répétait d’attendre un peu afin que sa décision sur le baptême soit ferme. Finalement, en mai 1936, on prit des dispositions pour baptiser Nemesio, Antonio Gargallo et José Romanos dans l’Èbre, près de Saragosse.

À ce moment-​là, les pionniers avaient besoin de faire preuve de souplesse. Si une personne désirait nos publications mais n’avait pas d’argent, ils échangeaient celles-ci contre de la nourriture, par exemple des œufs, des figues ou du pain fait à la maison. John Cooke fait ce commentaire: “Je pris l’habitude de casser la croûte avec un œuf cru, un quignon de pain et un verre de vin. (...) C’était une vie rude et simple, mais vraiment très heureuse. Comme nous étions joyeux de pouvoir accomplir un véritable service de pionnier dans ce bastion catholique qu’était l’Espagne et d’y trouver quelques authentiques brebis!”

PRIS PAR ERREUR POUR DES FASCISTES

Alors qu’Eric Cooke et Antonio Gargallo prêchaient dans le village de Mediana, une femme les accusa faussement d’être des agents fascistes, ennemis de la république espagnole. Elle n’avait pour preuve que la brochure qu’elle avait acceptée qui contenait le nom de Dieu et du Christ. Selon frère Cooke, le village était pratiquement communiste à cent pour cent, et pour les villageois tout ce qui parlait de Dieu était catholique, donc fasciste. Il était impossible de les convaincre du contraire.

Une foule de femmes se rassembla. Le crieur public enjoignit à frère Cooke de déguerpir du village, sinon il le signalerait à la garde civile. Les frères étant restés, la police arriva un peu plus tard. Au poste de police, le sergent examina les brochures et interrogea les frères Cooke et Gargallo. Finalement, il leur dit qu’à ses yeux ils ne faisaient rien de mal, mais qu’il devait approfondir la question puisqu’une plainte avait été déposée par les villageois. Il dit à frère Cooke de porter une lettre au lieutenant de la ville la plus proche, car, pensait-​il, celui-ci était plus qualifié pour décider de la légalité de notre œuvre.

Alors qu’Eric et Antonio descendaient le chemin de terre plein d’ornières, plusieurs jeunes gens en bras de chemise coururent après eux à travers champs. Un homme et quelques garçons rattrapèrent bientôt les frères. Plus d’une vingtaine de personnes se retrouvèrent à un certain endroit. Ensuite, rapporte frère Cooke, “deux d’entre eux nous saisirent par le bras, nous accusant d’être des propagandistes fascistes. Un jeune téméraire m’appuya une fourche sur le ventre pour le cas où j’essaierais de fuir. Un autre me prit le livre Justification en anglais que j’avais pour ma lecture personnelle. ‘Regardez, dit-​il, c’est de l’italien! Ce sont des fascistes.’ Antonio tenta bien de s’expliquer, mais ils étaient hors de tout entendement”.

La serviette d’Antonio fut arrachée de sa bicyclette et les publications jetées à terre. Un autre assaillant essaya d’arracher le sac à dos d’Eric. Dans le même temps, d’autres individus rassemblèrent du bois pour faire du feu pendant que d’autres déchiraient les livres pour les brûler.

“Alors que tout semblait perdu, raconte Eric, ils changèrent d’attitude. Les filles s’enfuirent et les hommes relâchèrent leur étreinte. Me retournant, je vis apparaître quatre membres de la garde civile. Ils étaient vraiment les bienvenus! Comme le dit Antonio, Jéhovah a laissé les choses évoluer jusqu’à un certain point, puis il est intervenu.”

Plus tard, les frères comparurent devant le gouverneur civil, qui fut étonné de constater que certains avaient encore quelque doute sur notre œuvre. Il attira notre attention sur l’incertitude de la situation politique, ce qui était bien vrai. Ce fait montre bien que les Espagnols s’étaient engagés dans une voie politique dangereuse qui allait bientôt les plonger dans un terrible bain de sang.

LA GUERRE CIVILE

En février 1936, à la suite d’élections générales, le Front populaire, coalition de gauche, revint au pouvoir après deux années de gouvernement par le centre-droit. Sous ce dernier gouvernement du Front populaire, la tendance était à la désagrégation, et les événements s’accélérèrent. Le 13 juillet, José Calvo Sotelo, monarchiste de droite très connu, fut assassiné, et ce meurtre provoqua la révolte ou l’insurrection nationale (selon le point de vue politique des Espagnols). L’insurrection débuta en Afrique le 17 juillet et le général Franco l’annonça sur les ondes le lendemain, 18 juillet. La guerre civile d’Espagne venait de commencer. Sur les cinquante provinces, vingt et une étaient favorables à la république et vingt-neuf étaient pour l’insurrection nationale, tandis que les grandes villes comme Madrid, Barcelone, Valence et Bilbao demeuraient fidèles à la république.

La guerre civile, qui fit plus d’un million de morts parmi les Espagnols, fut une guerre de vengeance politico-religieuse. Pendant trois ans, les gens vécurent dans la peur d’être assassinés, soit par los rojos (les rouges ou communistes), soit par les bourreaux catholiques qui étaient convaincus de servir dans une sainte croisade. Certains réglèrent de vieux comptes en recourant à une méthode perverse: la dénonciation anonyme, la victime terminant ses jours devant le peloton d’exécution dans un champ isolé.

LES CONSÉQUENCES POUR L’ACTIVITÉ CHRÉTIENNE

Quelles furent les conséquences de cette guerre pour notre œuvre en Espagne? Peut-être comprendrons-​nous mieux ce que ressentaient nos frères à ce moment-​là en considérant le témoignage de sœur Carmen Tierraseca, qui traversa cette période critique. Elle écrivit:

“Madrid fut envahie par la terreur, l’angoisse et la confusion. Après avoir subi pendant des années l’oppression du clergé, les gens donnèrent libre cours à leur colère en s’attaquant aux églises. Ils en brûlèrent quelques-unes et brisèrent des statues qu’ils traînèrent dans les rues. Malgré tout ce chaos, on nous respecta et on nous laissa tranquilles.

“Notre petite salle de réunion était située près de la caserne Montana qui fut occupée par les militaires et qui devint le théâtre de batailles sanglantes. Les frères étrangers durent quitter le pays immédiatement, si bien que nous sommes restés seuls. Peu après, tous les biens de la Société furent saisis rue de Cadarso (là où l’on avait installé les bureaux de la filiale quelque temps auparavant) et on n’a jamais su où ils avaient été emportés. Des milliers de livres et de brochures furent ainsi saisis ou brûlés. Tout fut perdu: le papier réservé à l’impression des écrits de vérité, les machines utilisées pour imprimer ces louanges, les chaises qui servaient aux réunions d’étude biblique et le bureau où l’œuvre était organisée. Cela nous chagrina beaucoup. (...) L’activité en Espagne venait alors de s’enfoncer dans une mer de silence. Tout cela m’attrista infiniment. Nous nous trouvions seuls, terriblement seuls, chacun devant se débrouiller par lui-​même, ‘dépouillés et disséminés comme des brebis sans bergers’.” — Mat. 9:36.

Juste avant qu’éclate la guerre civile, John et Eric Cooke étaient partis en vacances en Angleterre. En 1936, ayant achevé sa prédication dans les provinces de Séville et de Cadix, Frank Taylor était décidé à aller aux îles Baléares, qu’il espérait atteindre par bateau via Gibraltar. Il se trouvait à La Línea, à la frontière, quand cette ville autrefois paisible fut pillée et brûlée avant de tomber aux mains des fascistes avec leurs armées mauresques au turban blanc. Alors qu’il marchait à découvert en direction du bureau des douanes, frère Taylor se trouva sous une pluie de plomb vomie par des mitrailleuses, des fusils et des pistolets. Mais il parvint jusqu’à la douane et, une fois la nuit tombée, il s’élança et traversa le no man’s land pour atteindre la frontière de Gibraltar. “Quelques balles me sifflèrent aux oreilles, raconte-​t-​il, mais j’étais libre et je chantais de joie.”

Quant à Ernest Eden, il fut expulsé d’Espagne, non sans avoir passé un certain temps dans une prison souterraine, une sorte de tunnel fermé à chaque bout. Là, en compagnie d’un frère allemand, il survécut avec un petit pain, un bol de café et une ration de haricots chaque jour. “Nous y avons passé deux mois, se rappelle frère Eden, et je recommande ce menu comme régime amaigrissant.” Cette expulsion s’acheva par une escalade difficile en montagne et par un parcours qui fut riche en trébuchements, en chutes et en contusions dans la descente du côté français. Une fois en France, les deux frères se séparèrent et Ernest Eden atteignit finalement l’Angleterre.

Quand éclata la guerre civile, frère O. E. Rosselli, citoyen américain, prêchait aux îles Canaries, territoire espagnol au large de la côte ouest de l’Afrique. Tandis qu’il prêchait en visitant des maisons isolées le long d’un chemin défoncé, deux soldats firent irruption et l’arrêtèrent. Après douze jours de détention, il fut expulsé d’Espagne. Pour quel “crime”? On l’avait surpris en train de distribuer le tract “Qu’est-​ce que le fascisme?”, qui expliquait que les chrétiens ne sont ni fascistes ni communistes, mais seulement témoins du Royaume du Seigneur.

Telles furent les conséquences catastrophiques de la guerre civile pour notre activité en Espagne. Juillet 1936 marqua le début d’une période de onze années de complète solitude. Chaque Témoin de Jéhovah en Espagne, telle une bougie, essayait de garder allumée sa flamme d’intégrité vacillante au milieu de ténèbres spirituelles étouffantes. Certains chutèrent, mais la majorité fut une preuve évidente de la puissance indestructible de l’esprit de Jéhovah qui soutint son peuple au cours de ces tristes années.

ILS ENDURENT L’ÉPREUVE MALGRÉ LEUR ISOLEMENT

Tous ceux qui désiraient plaire à Jéhovah furent mis à l’épreuve de différentes façons pendant ou après la guerre civile, surtout les hommes. On s’attendait à ce que ceux qui habitaient dans les territoires contrôlés par les républicains combattent à leurs côtés. D’autre part, on prévoyait que ceux qui se trouvaient dans les territoires “rebelles” combattraient pour les forces catholiques de droite. N’oublions pas que cette épreuve commença en 1936 et, bien que les frères eussent une certaine intelligence des principes sur la neutralité chrétienne, ils ne possédaient pas La Tour de Garde traitant ce sujet, qui ne parut en anglais qu’en novembre 1939. Les frères étaient donc conscients qu’ils devaient rester fidèles d’une façon ou d’une autre; mais pour surmonter les doutes qu’ils pouvaient avoir, il leur manquait la bonne intelligence de la question, qui fut donnée plus tard, ainsi que le contact avec l’organisation.

Pour bien comprendre cette situation, prenons par exemple le cas de Nemesio Orús, un homme marié qui avait trois enfants en bas âge et qui vivait à Huesca. Quelques jours après le début de la guerre, on le visita parce qu’il était soupçonné d’être communiste ou franc-maçon, et ses visiteurs voulurent l’obliger à applaudir les soldats qui montaient au front. On fit pression sur lui pour qu’il adhère au mouvement fasciste local. Refusant tout en bloc, il se retrouva sur la “liste noire” en vue de futures représailles.

Une nuit d’août 1936, Nemesio fut arrêté, interrogé par un inspecteur de police et mis en prison. Finalement, il se retrouva à la prison de Saragosse. Il passa douze jours dans une cellule où il n’avait pour dormir qu’une couverture pliée en deux qu’il posait à même le sol. Pour avoir donné le témoignage à d’autres prisonniers, Nemesio passa treize jours au secret. Finalement, il fut libéré le 16 décembre 1936.

L’affaire ne s’arrêta malheureusement pas là. La famille Orús partit à Anso où, en hiver 1937, Nemesio fut informé par la mairie qu’il devait se présenter pour le service militaire. Pour garder sa neutralité chrétienne, il refusa et fut de nouveau incarcéré, puis libéré pour inaptitude physique au service militaire. Ensuite la famille Orús partit à Barbastro, une autre ville de la province d’Huesca, où Nemesio installa son atelier d’horloger. Il perdit alors tout contact avec le peuple de Jéhovah pendant dix ans.

L’après-guerre fut une époque de grandes souffrances pour les Espagnols, y compris pour nos quelques frères et amis de la vérité. En de nombreux endroits, il y avait pénurie de nourriture et de carburant. En de telles circonstances, nos frères manifestèrent leur amour chrétien (Jean 13:34, 35). Par exemple, Salvador Sirera, du village de Pradell, Lérida, cultivait un bout de terrain, ce qui assurait sa subsistance. Ce n’était pas le cas des frères de Barcelone, où cinq caroubes étaient vendues une peseta, alors que le salaire journalier variait entre douze et quatorze pesetas, et où les produits de base, comme le pain et l’huile d’olive, se faisaient rares. On peut donc facilement imaginer la gratitude de frère Juan Periago lorsque Salvador vint à Barcelone apporter des denrées alimentaires pour les frères qui en manquaient.

Les nouveaux dirigeants s’efforçaient d’effacer tout vestige de l’ancienne république. C’est pourquoi le courrier et la presse étaient strictement censurés. Aussi, lorsque les sœurs Natividad Bargueño et Clara Buendía écrivirent à la Société à Brooklyn pour demander des publications, c’est en vain qu’elles postèrent leur lettre qui ne quitta jamais l’Espagne mais fut arrêtée à la censure. Quelques jours plus tard, la police vint chez ces sœurs, les interrogea et fouilla même la maison de l’une d’elles. On leur enjoignit de ne plus s’intéresser à ces “mensonges”.

À cette époque-​là, on exigeait que les Espagnols écrivent des slogans patriotiques sur les enveloppes de leur courrier, sinon celui-ci n’était pas distribué. C’est ainsi que pour garder leur neutralité les serviteurs de Dieu n’écrivirent pas à la Société.

Il était également exigé de chaque Espagnol qu’il se lève et fasse le salut fasciste chaque fois qu’il entendait l’hymne national, même à la radio, peu importe l’endroit où il se trouvait. Il devait faire la même chose s’il passait devant une caserne au moment où on levait ou descendait les couleurs ou encore quand un groupe de soldats passait près de lui avec le drapeau. C’est ainsi qu’un jour Antonio Brunet Fradera et Luis Medina marchaient dans une rue de Barcelone quand un bataillon de soldats arriva drapeau en tête. Tout le monde se leva et salua le drapeau, sauf Antonio et Luis. Voyant cela, l’officier fit arrêter le bataillon et, tout en les menaçant, il ordonna aux deux jeunes gens de saluer. Comme ils refusaient, l’officier leur prit le bras droit et le leva pour les obliger à saluer. Mais l’un des frères lui fit remarquer ceci: “C’est vous qui saluez, et pas nous, car c’est vous qui levez le bras.” Furieux, l’officier laissa retomber leur bras. Puis, dégainant son pistolet, il le braqua sur eux, disant: “Maintenant vous allez saluer, n’est-​ce pas?” Les frères refusèrent de nouveau. “Ne voyez-​vous pas que je vais vous tuer si vous ne saluez pas?” Que répondirent-​ils? “Vous nous tuerez seulement si Dieu vous le permet.” Désappointé, l’officier rangea son pistolet dans son étui et arrêta les jeunes gens. Mais ils étaient restés fidèles. Il est intéressant de noter qu’Antonio Brunet n’était pas encore baptisé. Il ne le fut que quelques années plus tard, en juin 1951.

L’Église catholique étant de nouveau au pouvoir, les difficultés surgirent pour les enfants des Témoins de Jéhovah, surtout en rapport avec l’école. Pour bénéficier de l’instruction qui était donnée dans les écoles d’État, il fallait produire un certificat de baptême qui prouvait que l’enfant avait bien été baptisé catholique. Natividad Bargueño n’avait pas fait baptiser ses filles. Aussi, quand celles-ci atteignirent l’âge scolaire, elle dut chercher longtemps avant de trouver une école qui n’exigeait pas ce certificat de baptême.

Il y avait quand même un problème, car le prêtre de la paroisse insistait pour que les enfants aillent à l’église le dimanche matin. Pour s’en assurer, on donnait à chaque élève une carte bleue que l’on marquait à l’entrée de l’église. Chaque lundi matin, on demandait ces cartes à l’école pour s’assurer que personne n’avait manqué l’office. Se rappelant ces moments-​là, une des filles de Nati fait cette remarque: “Évidemment, ma carte ne fut jamais marquée, et chaque lundi je devais rendre des comptes à l’école. Finalement, un certain lundi, la maîtresse me dit: ‘Ça ne peut pas durer indéfiniment. Ou bien tu iras à la messe, ou bien je vais en référer à mes supérieurs.’” De retour à la maison, la fillette exposa le problème à sa mère, qui lui expliqua simplement le texte d’Actes 17:24 où il est dit que Dieu n’habite pas dans des temples faits de mains humaines. Pour expliquer la raison pour laquelle elle n’assistait pas à la messe, la fillette répéta tout simplement le texte à sa maîtresse. Le résultat fut excellent, car cette dernière ne l’ennuya plus chaque lundi matin. Et même quand le prêtre venait le lundi pour vérifier les cartes bleues, la maîtresse gardait volontairement la carte de la petite fille de Nati pour éviter des ennuis.

DES GRAINES GERMENT À TORRALBA

Bien que la guerre civile et ses suites aient suscité de nombreux problèmes au peuple de Dieu et l’aient mis à rude épreuve, les graines de la vérité qui avaient été plantées ont continué à croître. Par exemple, à Torralba de Calatrava, quelques fruits vinrent à maturité au cours des années. En réalité, c’est en 1931 que la première graine avait été semée quand José Vicente Arenas entendit parler de la vérité pour la première fois. Avec le temps, des témoignages occasionnels furent donnés, et petit à petit différentes personnes acceptèrent la vérité. Parmi les lecteurs des publications de la Société Watch Tower, il y avait quelques protestants qui mélangeaient deux enseignements. À vrai dire, l’un d’eux, qui était colporteur pour la Société biblique anglaise et étrangère à Madrid, vendait aussi nos publications. Pendant la période difficile, les réunions étaient clandestines et les hommes qui les dirigeaient étaient plus protestants que Témoins de Jéhovah.

En 1946, le groupe d’étudiants de la Bible le plus important de l’Espagne, qui se réunissait encore pour examiner la Bible à l’aide des publications de la Société, était celui de la ville rurale de Torralba. Par leur étude, ses membres comprirent qu’ils devaient se faire baptiser. Ils organisèrent donc un service de baptême le 2 septembre 1946 dans la rivière voisine, la Guadiana. C’est avec grande simplicité et sincérité que neuf personnes se firent baptiser ce jour-​là. Sans discours de baptême, neuf hommes entrèrent dans l’eau et furent baptisés. Tous à genoux sur la berge, chacun offrit une prière à Jéhovah. Deux semaines après, il y eut un nouveau baptême et trois frères se firent immerger. Fait curieux, aucune des femmes associées au groupe ne fut baptisée. Autre détail intéressant, malgré leurs efforts pour maintenir le groupe sous leur contrôle, les éléments “protestants” ne participèrent pas à ce baptême.

Le 26 septembre 1946, frère Gregorio Fuentes épousa la sœur de frère Pedro García. Parmi les invités se trouvait un protestant que l’on considérait presque comme un patriarche en raison de sa connaissance de la Bible. Il entretenait l’espoir de devenir un jour le pasteur de ce groupe florissant d’étudiants de la Bible à Torralba. Après le mariage, il proposa de célébrer le Repas du Seigneur. Il fit un discours dans lequel il mit fortement l’accent sur la nécessité de participer régulièrement au Repas. Sous l’influence de ce “berger” protestant, tous prirent les emblèmes. Il laissa entendre qu’il reviendrait en novembre pour célébrer de nouveau le Repas du Seigneur.

Toutefois, quelques frères n’étaient pas convaincus. Aussi, avant son retour, ils firent de sérieuses recherches dans la Bible et dans les publications de la Société afin de trouver les preuves qu’ils présenteraient à ce soi-disant “pasteur”. À son retour, celui-ci fut déçu de constater qu’aucun membre du groupe n’était prêt pour son “Repas” et que ces chrétiens ne désiraient plus être dirigés par lui. Inutile de dire que ce fut sa dernière visite.

REPRISE DE CONTACT GRÂCE À LA PRESSE

Un événement notoire de l’année 1946 fut l’Assemblée théocratique des Nations joyeuses qui eut lieu à Cleveland (États-Unis), avec une assistance maximale de 80 000 personnes. Bien sûr, l’Espagne faisait partie des nations qui n’avaient pu être représentées. Dix ans après le début de la guerre civile, il n’y avait toujours pas de contact entre les chrétiens d’Espagne et l’organisation de Dieu dans le reste du monde. Néanmoins, la presse internationale fit mention de cette assemblée remarquable, et même la presse espagnole en parla. Bien que déformés et pleins de mensonges, ces rapports permirent de rétablir le contact entre le Collège central des témoins chrétiens de Jéhovah et les petits groupes de fidèles serviteurs de Dieu en Espagne.

La presse mentionna que les Témoins de Jéhovah attendaient la fin du monde par une explosion atomique entre 1946 et 1948. Indépendamment les uns des autres, trois frères notèrent ces “informations” dans la presse espagnole. Frère Manuel Alexiades les lut dans un journal de Madrid et écrivit immédiatement au siège de la Société à Brooklyn pour lui demander l’explication de cette “prophétie”. Entre-temps, Ramón Serrano lut la même chose dans un autre journal et en fit part à Ramón Forné, qui écrivit lui aussi à la Société. Les frères de Torralba, qui avaient également lu ce récit, étaient entrés en contact avec le bureau de la Société à Brooklyn. Qui aurait pu prévoir que cette assemblée de 1946 allait être le moyen qui permettrait aux frères d’Espagne de renouer le contact avec l’organisation visible mondiale de Jéhovah? À vrai dire, ce mensonge qui a dû plaire à Satan se retourna contre lui.

Quelle joie pour les frères d’Espagne! Des publications chrétiennes commencèrent à entrer de nouveau en Espagne, tels les livres Enfants, Le monde nouveau, “La vérité vous affranchira” et “Le Royaume s’est approché”. Ces livres furent envoyés aux frères sous la forme de cadeaux, mais quels cadeaux! Après quelque dix années de pérégrination dans un désert spirituel aride, les frères avaient retrouvé l’oasis de la vérité.

LE COLLÈGE CENTRAL RÉTABLIT LE CONTACT

À la suite de ces contacts, le Collège central organisa la visite de ces groupes en Espagne en mai 1947. À leur arrivée à Madrid le 7 mai, F. W. Franz et H. C. Covington, membres du bureau de la Société Watch Tower à Brooklyn, New York, tinrent leur première réunion avec un groupe de onze amis espagnols dans la salle à manger de frère Manuel Alexiades. Chacun désirait s’abonner à La Tour de Garde ainsi que recevoir les dernières publications. Bien qu’on ne fît aucun commentaire à ce sujet, on nota cependant que tout le monde fumait. Le lendemain, il y eut une autre réunion avec un groupe de seize personnes.

Ces deux réunions affermirent la confiance de Pedro García et de Gregorio Fuentes, qui étaient venus de Torralba de Calatrava. À Torralba, le groupe était divisé sur la question de savoir si on devait ou non inviter les frères de Brooklyn à venir les voir. Alors ils envoyèrent Pedro et Gregorio à Madrid, afin de s’enquérir de la situation. Ceux-ci, tels les deux espions fidèles du temps de Moïse, furent favorablement impressionnés et envoyèrent un télégramme au groupe, annonçant qu’ils revenaient à Torralba avec les deux visiteurs américains.

Ils durent d’abord prendre le train jusqu’à Ciudad Real, après quoi ils poursuivirent leur voyage dans un vieux taxi délabré qui tombait en ruine. Plusieurs frères étaient déjà là pour leur souhaiter la bienvenue à leur arrivée à 1 h 35 du matin.

Dans la matinée, les visiteurs allèrent au poste de la garde civile pour signaler leur présence. Le soir, vingt-quatre personnes se réunirent et furent très encouragées spirituellement. Mais cette visite eut un certain effet sur la population en général de cette petite ville d’agriculteurs. Par exemple, Bienvenido González rapporte ceci: “Leur présence constituait, surtout pour les gens de la région, un véritable spectacle. Frère Franz, dont le physique était courant pour la région, portait un sombrero, ce qui n’était pas du tout courant. De plus comme son chapeau était très haut et très large, ce qu’on n’avait encore jamais vu, frère Franz se faisait remarquer.”

Le dimanche, on tint une dernière réunion avec le groupe de Torralba. Trente-huit personnes s’entassèrent dans une pièce pour pouvoir suivre la réunion. On expliqua le fonctionnement de la congrégation, et deux frères furent désignés pour organiser l’activité du groupe. Il s’agissait de José Vicente Arenas et de Juan Félix Sánchez. Lors de cette réunion, la question du tabac fut abordée. La plupart des assistants fumaient, mais ils avaient noté que les visiteurs ne fumaient pas. Frère Covington rapporta son propre cas, expliquant qu’autrefois il fumait environ cinquante cigarettes par jour, mais qu’après avoir connu la vérité sur le Royaume, il s’était rendu compte que cela était incompatible avec la conduite d’un chrétien. Même après ce discours, le tabac continua d’être un problème, car certains ne désiraient pas changer.

Après la réunion, on informa le poste de la garde civile du départ imminent des visiteurs. Mais comment allaient-​ils parcourir les seize kilomètres pour aller à Ciudad Real où ils devaient prendre le train de Madrid, puisque le seul taxi de la ville avait un pneu crevé? Eh bien, frère Franz nous le raconta plus tard:

“À minuit, nous avons frappé à la porte d’un charretier pour le faire lever. Il attela une tartana, une charrette couverte à deux roues, à un vieux cheval avec des grelots autour du cou. Après avoir fait nos adieux à quelques-uns de nos amis, nous sommes montés à quatre dans la charrette avec le cocher. Alors, en pleine nuit, nous sommes partis vers l’ouest avec force cahots et au son des grelots. (...) Nous sommes arrivés à la gare de Ciudad Real à 3 heures du matin.”

Les visiteurs prirent le train et arrivèrent à Madrid sans encombre. Plus tard, dans la même journée, ils eurent une réunion d’adieux avec le groupe de Madrid, et ils établirent un surveillant-président temporaire ainsi qu’un conducteur de l’étude de La Tour de Garde parmi les douze personnes présentes.

Le lendemain, les visiteurs s’envolèrent pour Barcelone. Au cours de la visite, un comité de service temporaire fut établi pour veiller à l’organisation de la congrégation de Barcelone. Il se composait de Ramón Forné et de Ramón et Francisco Serrano.

Le 15 mai, les visiteurs prirent le train pour Barbastro. Au cours de ce voyage de dix heures, le train traversa les fameuses montagnes de Montserrat dont les pics de forme particulière ressemblent à des doigts monolithiques pointés vers le ciel. Au sommet de ces montagnes, il y a un monastère avec la statue de “Notre-Dame de Montserrat”, connue également sous le nom de “Vierge noire”. Elle est ainsi nommée parce qu’elle aurait été noircie par la fumée des cierges que l’on a brûlés à ses pieds au cours des siècles.

À Barbastro, les visiteurs furent accueillis par Nemesio Orús et sa famille, ainsi que par des amis de la vérité. On tint deux réunions deux soirs consécutifs, et Nemesio fut nommé pour servir en tant que surveillant-président temporaire.

De retour à Barcelone, les visiteurs s’adressèrent à une vingtaine de personnes environ le 18 mai 1947. Avant leur départ de cette ville, Ramón Forné fut temporairement chargé de superviser toutes les activités et les congrégations des Témoins de Jéhovah en Espagne.

UN NOUVEAU CHAPITRE DU SERVICE DU ROYAUME

En décembre 1947, d’autres membres du Collège central visitèrent les chrétiens en Espagne. Cette fois-​là, ce furent N. Knorr et M. Henschel qui apportèrent leur aide spirituelle aux frères d’Espagne. John Cooke, qui était alors diplômé de Galaad, l’École biblique de la Watchtower, les accompagnait. Oui, c’était bien le frère qui avait quitté l’Espagne en 1936, juste avant la guerre civile. Il avait été désigné pour organiser l’œuvre en Espagne et au Portugal.

Les frères de Barcelone avaient bien besoin d’aide, car ils étaient divisés en deux groupes à la suite de différends personnels. À son arrivée à l’aéroport de Barcelone, frère Cooke fut accueilli par les deux groupes, mais ceux-ci refusèrent de se saluer. La situation demeura très tendue durant la première semaine. Les frères étaient désorganisés, n’accomplissant pratiquement rien dans le service. Cependant, peu de temps après, frère Cooke réussit à réunir les deux groupes dans l’étude de La Tour de Garde, et à partir de ce moment-​là l’ambiance s’améliora progressivement, bien qu’il fallût longtemps pour guérir toutes les blessures.

Pour réorganiser l’œuvre en Espagne, la première chose à faire était de redonner le départ à l’activité de maison en maison. Cette suggestion rencontra de l’opposition: “Voyons, frère Cooke, nous ne sommes pas à Londres ou à New York. Ici, c’est l’Espagne de Franco. On ne peut pas prêcher de maison en maison.” Mais John était d’un autre avis. Alors il commença tout seul. Il allait dans une maison ici, puis dans une autre là, de telle sorte que la police ne pouvait savoir exactement où il était et les dénonciations étaient inefficaces. Les autres frères suivirent bientôt son exemple. Ils comprirent vite qu’avec beaucoup de tact et de prudence et en utilisant la Bible catholique, il leur était possible de prêcher de maison en maison à leur tour. C’est ainsi que l’Espagne compta trente-quatre proclamateurs du Royaume en 1948, la première année d’après-guerre où ils étaient organisés pour prêcher de porte en porte.

À Madrid, le groupe était encore plus faible qu’à Barcelone. Il n’y avait aucun frère capable pour le diriger, bien que des sœurs comme Carmen Tierraseca et Natividad Bargueño aient suivi tranquillement l’organisation malgré le “poison” protestant qui était en leur sein. Les réunions se tenaient dans les faubourgs de Madrid, dans le quartier de Vallecas, chez le protestant qui, quelques années auparavant, avait essayé de prendre la direction des frères de Torralba de Calatrava. Avant l’arrivée de John Cooke, ce protestant avait l’habitude de conduire l’étude de La Tour de Garde, laquelle durait parfois près de trois heures. Il faisait lui-​même des commentaires d’une demi-heure. À cette époque-​là, John Cooke ne pouvait vraiment rien faire pour améliorer la situation, car il n’y avait aucun frère mûr à Madrid.

John Cooke prit alors le train de Madrid pour Ciudad Real où il fut accueilli par les frères de Torralba de Calatrava. Durant les premiers jours, malgré l’étroite surveillance de la garde civile, tout alla bien et il put tenir d’excellentes réunions avec les frères. Cependant, le quatrième jour, John tomba malade et dut s’aliter. Il avait de la fièvre et quelque chose aux poumons. Il fallait qu’il boive beaucoup, mais l’eau de la ville n’était pas du tout potable. Pire, il n’y avait aucun docteur compétent dans cette ville. Au fur et à mesure que les jours passaient, la situation empirait, pas seulement pour John, mais aussi pour les frères qui avaient sur le dos un étranger “très embarrassant”, car il éveillait les soupçons de la garde civile. Finalement, John fit un gros effort pour retourner à Barcelone, où Ramón et Francisco Serrano l’accueillirent et prirent soin de lui chez eux. Pendant un certain temps, le docteur le visita trois fois par jour, et les frères s’attendaient même à le voir mourir. Pourtant, frère Cooke réussit à sortir de cette épreuve, grâce aux bons soins de la famille Serrano.

Afin qu’il puisse se rétablir, le docteur recommanda à John Cooke de passer quelques semaines en montagne. Alors Nemesio Orús l’invita à venir chez lui à Barbastro, mais là aussi il allait y avoir des problèmes.

PRIS POUR DES MAQUISARDS

À Barbastro, John et Nemesio eurent une aventure peu courante, mais tout à fait caractéristique. Nemesio avait écrit à un ami de la vérité du nom de Vicente pour lui annoncer leur visite. Eh bien, quand l’autocar délabré s’arrêta pour que descendent les deux hommes, il y avait un comité d’accueil qui n’annonçait rien de bon: un prêtre et quatre soldats de la garde civile bien armés. Près d’eux se tenait Vicente, l’air inquiet, dans sa tenue de paysan, avec un âne pour porter les bagages. Après s’être salués, ils chargèrent l’âne et prirent le chemin qui monte au village. Mais deux des gardes les devancèrent et les deux autres les suivirent avec le prêtre. Les frères étaient tombés dans un piège. À l’entrée du village, un des gardes qui les suivaient cria: “Halte! Les mains en l’air!” “Nous n’avons rien répliqué, dit John. Ils nous fouillèrent pour voir si nous étions armés puis ils nous ordonnèrent de nous rendre chez le frère. Entre-temps, le prêtre s’était éclipsé, son plan ayant bien réussi.”

Que s’était-​il passé? Eh bien, Vicente avait lu la lettre de Nemesio à sa famille, mais leur petite domestique l’avait entendue et, comme elle était catholique, elle avait averti le prêtre qui, de son côté, courut dire à la garde civile que des individus dangereux allaient rendre visite à Vicente. À cette époque-​là, des maquisards, des réfugiés politiques espagnols, dont le quartier général était en France, traversaient la frontière pour des opérations de commando dans la région. La garde civile était constamment en état d’alerte. C’est ainsi qu’on accusa faussement John et Nemesio d’être des membres du maquis.

Dans la maison de Vicente, les gardes écoutèrent les explications des frères, puis partirent. Tandis que les trois frères se détendaient autour d’une tasse de café, les gardes firent demi-tour et les arrêtèrent. Pour quelle raison? Parce que les frères tenaient une soi-disant réunion illégale. Franco avait en effet interdit toute réunion non autorisée de trois personnes ou plus. On les interrogea donc de minuit jusqu’à cinq heures du matin au poste le plus proche, après quoi on les mit dans une cellule d’un couvent abandonné sous la garde de quatre soldats et d’un caporal. Ils passèrent ainsi plusieurs jours, pendant lesquels ils dormirent sur des matelas sales à même le sol; ils durent ainsi payer quelqu’un pour qu’il leur apporte de la nourriture d’une auberge de la ville de Graus. Voilà comment John passa sa convalescence!

Les trois hommes furent de nouveau interrogés par des officiers qui se montrèrent polis et respectueux. Le troisième jour, un télégramme du gouverneur de la province ordonna de libérer les trois hommes. Finalement, ils revinrent chez Vicente où ils poursuivirent la visite comme prévu.

Après avoir passé trois semaines avec Nemesio, John Cooke revint à Barcelone, où l’œuvre progressait bien avec quelque quarante proclamateurs du Royaume. À la célébration du Mémorial, il y eut 96 assistants, dont 18 prirent les emblèmes. Le nombre des participants avait considérablement augmenté en raison de l’influence du “frère” protestant de Madrid. Il en fut ainsi jusqu’en 1950, quand une mesure judiciaire fut finalement prise contre lui. Grâce à une meilleure intelligence de la question, le nombre des participants descendit à trois en 1956.

Comme l’œuvre progressait lentement mais sûrement en Espagne, il fut décidé que John Cooke irait au Portugal, ce qu’il fit en août 1948, pour ne revenir en Espagne qu’en juillet 1951. Cependant, les huit mois qu’il venait de passer avec les frères d’Espagne avaient permis de redresser les choses. L’ordre théocratique s’établissait peu à peu et les fruits étaient sur le point de mûrir malgré tous les efforts de Satan.

DIFFICULTÉS À TORRALBA

Le 18 mars 1948, José Vicente Arenas et Pedro García ont été convoqués à la mairie de la ville ainsi qu’à la gendarmerie de Torralba de Calatrava. Les autorités avaient pour objectif d’empêcher les frères de tenir leurs réunions et de prêcher. Pedro répondit qu’ils respectaient les autorités, mais qu’ils ne pourraient en aucune manière cesser de se réunir et de prêcher (Actes 5:29). Mais l’affaire n’en resta pas là.

Le 10 avril, les gendarmes interceptèrent et saisirent les cartons de publications expédiés de Brooklyn par la Société, et le gouverneur de la province condamna les frères auxquels cet envoi était destiné à payer une amende. Certains frères la payèrent, mais d’autres s’y refusèrent, car ils n’avaient commis aucun délit. Par la suite, la Société envoya les imprimés à Barcelone, et de là les frères les acheminèrent à Torralba. Il paraissait évident que les frères locaux avaient besoin d’être plus confiants en Jéhovah qu’ils ne l’étaient. De nouvelles nominations à des postes de responsabilités furent faites, ce qui eut pour effet d’améliorer l’état d’esprit des éléments de Torralba.

L’usage du tabac posait un grand problème à Torralba. Pratiquement tous les hommes qui fréquentaient la congrégation étaient de grands fumeurs. Cependant, ils évitaient de fumer en présence de John Cooke. Un jour, pourtant, Bienvenido Gonzáles mit la question sur le tapis en fumant en présence de John. Le problème fut alors évoqué à nouveau et, comme le dit Bienvenido, “le conseil que donna John fut un nouvel encouragement à rompre avec ce vice détestable”.

LES PREMIÈRES GRAINES SEMÉES AUX ÎLES BALÉARES APRÈS LA GUERRE

L’œuvre de prédication progressait-​elle ailleurs? Oui, par exemple à 160 kilomètres à l’est des côtes d’Espagne, en Méditerranée, où se trouvent les îles Baléares, et notamment Majorque, Minorque, Iviça et Formentera. Jusqu’en 1940, l’hégémonie catholique n’était pas contestée dans ces îles, mais un changement survint grâce au frère Manuel Alexiades, homme d’affaires grec qui résidait à Madrid, mais qui possédait aussi une propriété à Majorque.

Au bureau du télégraphe, Manuel donna un jour le témoignage à l’un des employés. Cet homme écouta le message, non pas parce qu’il s’y intéressait particulièrement, mais plutôt parce que sa femme était une catholique fanatique. Il voyait là l’occasion de provoquer un changement dans le comportement de sa femme. Ainsi, Manuel Alexiades donna le témoignage à Prudencia Font de Bordoy, présidente de l’Action catholique de Puerto de Pollensa, petite ville située sur la côte nord-est de Majorque. Elle accepta quelques-uns de nos écrits.

Par la suite, Prudencia rendit visite à une amie et lui donna un tract. Vivement impressionnée par sa lecture, cette femme remit le tract à sa fille Margarita. Toutes deux, la mère et la fille, s’intéressèrent à la vérité, acquirent d’autres livres et se mirent à étudier en compagnie de Prudencia. Et quelles études! — de trois heures de l’après-midi à huit heures du soir! Une fois, cependant, devant la perspective d’une étude de cinq heures, Margarita se cacha dans sa chambre. Mais, pendant ces cinq heures, elle eut le loisir de réfléchir à son stratagème et elle eut honte de son attitude. Elle pria Jéhovah, lui faisant part de son désir d’étudier la Bible, mais pas pendant cinq heures avec cette femme!

En 1949, Margarita et sa mère avaient établi leur propre programme d’étude. Elles s’y tinrent pendant deux ans, tout en donnant occasionnellement le témoignage à leurs voisins et à leurs amis. La situation évolua en 1953, lors de la visite de John Cooke qui passa trois jours avec elles et eut la surprise de voir vingt-six personnes assister à la réunion tenue à Palma de Majorque.

Margarita avait à présent vingt-six ans. Puisqu’elle était capable d’enseigner, John Cooke prit l’initiative, à la fin du discours, d’organiser dix études bibliques qui seraient conduites avec les personnes présentes à la réunion. Trois jours de formation permirent d’inculquer à Margarita une meilleure compréhension de l’organisation de Jéhovah et éveillèrent sa curiosité sur le service à plein temps ou service de pionnier. En 1953, John Cooke, qui assistait à une assemblée chrétienne à New York, envoya à Margarita une demande d’admission au service de pionnier. La sœur la remplit avec joie. Au mois d’août de cette même année, Margarita Comas devint pionnier spécial.

À cette époque, Paul Baker, missionnaire diplômé de la quinzième classe de Galaad, était à Majorque depuis plus d’un an. Peu après son arrivée, le 25 mars 1952, il avait commencé deux études bibliques avec deux familles qu’il avait réunies pour organiser la première étude de La Tour de Garde. Deux semaines après son arrivée, lors de la célébration du Mémorial, 21 assistants étaient présents à la réunion, mais aucun d’entre eux ne participa aux emblèmes. À la fin du mois, cinq proclamateurs remettaient leur premier rapport de service et conduisaient quatre études bibliques. Frère Baker continua à soutenir la congrégation de Palma de Majorque jusqu’en 1957, année où il fut chassé du pays.

ACCROISSEMENT REMARQUABLE À BARCELONE ET À MADRID

Au long des années que nous allons passer en revue, quelques changements furent apportés dans la façon de superviser l’œuvre de prédication en Espagne. Peu après l’arrivée de frère John Cooke, Ramón Forné fut remplacé par Luis Buj, lequel devait presque aussitôt repartir pour l’Argentine. Puis, en 1950, cette responsabilité échut à frère Pedro Pérez. Comme il y avait des troubles à ce moment-​là, ce dernier faisait l’objet d’une surveillance renforcée, car la police le connaissait comme anarchiste. Le frère avait naturellement abandonné toute activité politique et en avait informé les autorités. En raison de ces difficultés, Pedro écrivit à la Société pour lui suggérer de nommer un autre frère à sa place. C’est à Jorge Miralles, venu d’Argentine, que cette responsabilité fut confiée.

Il s’avère à présent utile de revoir brièvement la situation à Madrid. L’homme dont nous avons déjà parlé, celui qui partageait le point de vue des protestants, présidait l’étude de La Tour de Garde, mêlant ses idées personnelles à celles qu’enseignait le périodique. On a rapporté qu’à la fin de la réunion, les hommes sortaient leur tabac et fumaient tout en discutant de sujets d’ordre général. Pensez un peu!

Ayant appris quelle était la situation à Vallecas, dans le district de Madrid, frère Pedro García, de Torralba de Calatrava, décida de s’y rendre. Le 16 décembre 1949, il y rencontra tous les frères, à l’exception du protestant. Comme suite à leur discussion et à la correspondance adressée à la Société, Luis Feito et Eulogio Gonzáles se virent confier des responsabilités dans la congrégation.

Les préparatifs du Mémorial du 1er avril 1950 furent des plus dramatiques. Le 31 mars, Pedro García arriva à Madrid et aborda en premier lieu la question du Mémorial avec le protestant. Il leur fut impossible de s’entendre, tant sur la date de la célébration que sur les participants aux emblèmes. Et c’était le protestant qui devait prononcer le discours! Le lendemain, Pedro se rendit au lieu prévu pour la réunion avec son “frère”, lequel était un homme âgé. Il y trouva une vingtaine de personnes dont la plupart lui étaient inconnues. Lorsqu’il s’enquit à leur sujet, on lui dit que c’étaient des protestants et des adventistes que le “frère” avait invités à la réunion. Il avait fort habilement accru le nombre des assistants en invitant des personnes de son acabit.

Pedro García agit promptement. Il conseilla à Eulogio Gonzáles de parler à l’assistance avant que ne commence le discours du Mémorial. Il fallait donner des éclaircissements sur la date et les participants, cela en harmonie avec une lettre émanant de la Société Watch Tower. Cette communication fit l’effet d’une bombe, car le “frère” protestant ne s’y attendait pas. La séance fut levée dans le tumulte. Le protestant et ses disciples prirent la porte et Pedro García clôtura la soirée en prononçant le discours du Mémorial.

À la suite de ces événements, l’influence du protestant cessa de se faire sentir. Comme il refusait d’accepter les directives de l’“esclave fidèle et avisé” et de reconnaître les frères établis comme responsables dans la congrégation, on ne tint plus les réunions à son domicile mais à celui d’Eulogio Gonzáles, non loin de Madrid. — Mat. 24:45-47.

LES PREMIERS PIONNIERS NOMMÉS EN ESPAGNE

Avec l’arrivée en Espagne de missionnaires diplômés de Galaad, tels que John Cooke, Ken Williams, Bernard Backhouse et Paul Baker, l’esprit pionnier commença à se développer au sein des petits groupes de proclamateurs du Royaume. En 1949, on ne dénombrait que 53 proclamateurs rattachés à six groupes. María Gómez, de Barcelone, le premier pionnier espagnol, en faisait partie.

En 1950, l’Espagne atteignait un nouveau maximum de 93 proclamateurs. L’année suivante, on passait à 121, et celle d’après à 145. Cette dernière année (1952) devait marquer un tournant dans le service du champ, puisque quatre pionniers spéciaux furent nommés par la Société, savoir trois Espagnols: Máximo Murcia de Torralba de Calatrava, Luis Feito et Maruja Puñal de Madrid, et un Brésilien, Raimundo Avoletta. En 1977, la filiale d’Espagne supervisait l’activité de 591 pionniers spéciaux.

L’ORGANISATION S’AFFERMIT

Les membres du Collège central ont poursuivi leurs visites encourageantes en 1950 et au delà. Frère F. Franz, par exemple, est revenu en Espagne en juillet 1951. Un événement mémorable a marqué sa visite: une assemblée en plein air tenue hors de la ville de Madrid. À cette occasion, plusieurs frères de Torralba, qui avaient été baptisés en 1946, mais pas par une personne elle-​même baptisée, ont décidé de se faire rebaptiser. Frère Franz a prononcé en espagnol le discours du baptême, et John Cooke a baptisé les candidats dans le Jarama. Les 28 frères présents ont retiré de grands bienfaits de ce contact direct avec un membre du Collège central.

À Grenade, il a fallu prendre des précautions. Les frères se sont donc réunis dans une chambre d’hôtel. Grenade, au cœur de l’Andalousie, renferme de nombreux vestiges de la civilisation arabe. Les frères Franz et Cooke ont visité le palais de l’Alhambra, édifié aux treizième et quatorzième siècles par les Arabes ou Maures, nom qu’on leur donne généralement ici. Il est intéressant de noter que, dans ce palais, tant les tuiles que les mosaïques et les stucs reflètent la répugnance qu’éprouvaient les musulmans pour ce qui, de près ou de loin, s’apparente à l’idolâtrie. Comment s’en rend-​on compte? Les formes ou arabesques, quelle que soit leur nature, sont géométriques et calligraphiques.

C’est à l’occasion d’un voyage à Grenade, sa ville natale, qu’un frère argentin a parlé de la vérité à quelques hommes. C’était en 1950. Peu après, quatre d’entre eux se sont abonnés à La Tour de Garde et ont tenu des “réunions” privées, à vrai dire des débats, au palais de l’Alhambra ouvert au public. Plus tard ces réunions se sont tenues dans une caverne, à Sacromonte, dans les faubourgs de Grenade. En lisant un article de La Tour de Garde, le petit groupe qui se réunissait dans ce lieu isolé, au coucher du soleil, a appris qu’il convenait de célébrer le Mémorial une fois l’an. Plus tard, une congrégation a été formée à Grenade.

Les frères N. Knorr et M. Henschel sont revenus en Espagne en février 1952. À cette époque, cinq études de La Tour de Garde ont été organisées à Barcelone. Ces frères ont donné des directives pour organiser la prédication en Espagne et tenir d’autres réunions. Il fallait se montrer très prudent pour éviter des frictions avec les autorités, aussi a-​t-​il été suggéré que les frères se réunissent par groupes de 8 à 12 personnes. Frère Bernard Backhouse a alors été nommé surveillant de circonscription.

Comme les publications manquaient, des dispositions originales ont été prises en Espagne. Si la personne rencontrée dans l’activité de maison en maison manifestait un intérêt certain, les frères lui prêtaient un livre et commençaient une étude biblique. Puis ils communiquaient son adresse au siège mondial de la Société, à Brooklyn. Un exemplaire du livre en question était alors expédié à l’étudiant, le proclamateur recevait la contribution d’usage et récupérait l’ouvrage qu’il avait prêté. Cette façon de procéder n’a pas duré, mais elle s’est avérée très pratique pendant un certain temps.

Les frères Knorr et Henschel sont revenus en Espagne en janvier 1953; c’est la dernière visite dont John Cooke a pu profiter. Des réunions ont été organisées à Barcelone et à Madrid, et les assistants y étaient nombreux. À Madrid, les frères de passage ont tenu une conférence avec les frères Cooke et Backhouse. Ils ont décidé de faire de l’Espagne et du Portugal une filiale de la Société. John Cooke en serait le surveillant.

Au cours de sa visite, frère Knorr a recommandé la prudence, notamment dans l’organisation des assemblées. Selon lui, il était plus sage de les ramener aux dimensions d’un pique-nique (30 à 40 personnes) plutôt que d’envisager une assistance de 100 personnes ou plus. Ces assemblées “pique-niques” ont eu lieu dans les montagnes et dans les forêts jusqu’en 1970, année où l’œuvre a été reconnue en Espagne. La police n’est intervenue que dans quelques rares occasions.

En juillet 1953, John Cooke a été invité à l’assemblée internationale des Témoins de Jéhovah à New York. De retour au Portugal, il a organisé une assemblée “pique-nique” près de Lisbonne afin de communiquer aux frères les points importants du congrès de New York. Ayant pris le train pour Madrid, il a été arrêté à la frontière espagnole et s’est vu refuser l’autorisation de pénétrer dans le territoire. En mai 1954, il a encore tenté de traverser la frontière, mais sans plus de succès, car son nom figurait sur la “liste noire”. John Cooke n’a jamais pu retourner en Espagne pour y poursuivre son œuvre missionnaire. Toutefois, la prédication du Royaume, solidement implantée dans le pays, s’est poursuivie sous l’influence de l’esprit de Jéhovah. John Cooke a néanmoins continué son service missionnaire en Afrique, et sert maintenant au Béthel en Afrique du Sud.

LA PERSÉCUTION ORGANISÉE

La prédication organisée en Espagne a amené avec elle la persécution organisée. En restant pour ainsi dire dans l’anonymat, les sectes protestantes n’avaient provoqué aucune réaction de la part du clergé catholique, alors qu’elles comptaient, selon les estimations, plus de 30 000 membres. Mais l’activité d’une petite poignée de Témoins de Jéhovah devait provoquer la colère du clergé. Qu’a fait celui-ci lorsque son autorité a enfin été mise en question? La même chose qu’au temps de l’Inquisition: il se chargeait des dénonciations, mais laissait le soin au bras séculier d’accomplir la sale besogne.

Nous pouvons illustrer cette persécution en citant l’exemple de Natividad Puñal, fille de Nati Bargueño. En 1953, cette jeune fille, âgée de 17 ans, participait à la prédication avec une sœur pionnier spécial. Alors qu’elle effectuait une nouvelle visite, un homme apparut et se mit à lui poser des questions sur un ton agressif. Comme l’homme élevait la voix, les autres membres de la famille s’approchèrent. Finalement, l’homme en question révéla qu’il appartenait à la police. Il conduisit les deux sœurs en un lieu où se trouvait une chapelle et les traîna devant un homme qui, bien que non revêtu d’habits sacerdotaux, parlait comme un prêtre. Puis elles furent emmenées au commissariat de police où l’on fouilla leurs serviettes et où l’on s’empara de leurs brochures ainsi que de leurs Bibles. Après un long interrogatoire, puis un second, les deux sœurs furent conduites devant le chef de la police secrète. Aussitôt arrivées, on les jeta dans un cachot et Nati dut partager la cellule de voleuses, de prostituées et de lesbiennes. Même dans ces circonstances pénibles, la sœur saisit l’occasion qui lui était offerte pour donner le témoignage.

Cette nuit-​là, alors que les autres détenues étaient couchées, Nati fut conduite dans une pièce et interrogée une fois encore. Les questions, de prime abord “amicales”, devinrent plus précises, le chef désirant savoir qui dirigeait l’œuvre, combien y prenaient part, quelle était leur adresse, etc. Il brandit même une photographie représentant un groupe de frères et de sœurs dans lequel se trouvait Nati, ainsi que des lettres émanant de la Société. Tous ces documents, ainsi que d’autres, avaient été pris dans la chambre de la sœur pionnier spécial.

Tout en répondant, Nati réussit à protéger ses frères dans la foi. En fait, elle était ravie d’ignorer l’adresse des frères étrangers. Quand l’interrogatoire se termina enfin, Nati fut reconduite à la cellule commune. Le lendemain, on la mit dans une petite cellule individuelle semblable à celles dans lesquelles on garde les gens au secret. Elle y passa deux jours, jusqu’à l’expiration du délai maximum de 72 heures prévu par la loi, délai au delà duquel, faute d’accusation officielle, les prévenus doivent être relaxés.

Mais l’affaire n’en resta pas là. Des semaines plus tard, Nati dut comparaître devant le tribunal de police pour répondre du scandale qu’elle avait provoqué. Le témoin à charge était ce même policier qui avait été à l’origine de l’affaire. À la surprise de tous cependant, il y eut un brusque revirement. En effet, le policier déclara: “Il n’y a pas eu scandale.” Sommé de s’expliquer, il dit alors au juge: “J’ai été choqué que ces gens ne croient pas à la Vierge Marie.” Finalement, l’affaire fut rayée du rôle. Comme Nati et sa compagne sortaient du tribunal, le policier s’approcha d’elles et dit: “Je ne vous imaginais pas telles que vous êtes; je vous prie de me pardonner.”

Ce ne fut pas la seule circonstance où Nati alla en prison. Deux ans plus tard, elle échoua dans la même maison de détention et pour le même motif: la prédication de la Parole de Dieu. Sa sœur Maruja fut également emprisonnée pour avoir déclaré la bonne nouvelle. Au cours de son incarcération, elle eut affaire à des lesbiennes et dut lutter contre des rats. Malgré la prison, ces jeunes sœurs ont continué de servir Jéhovah qui a béni leurs efforts.

LA BIBLE EN ESPAGNE

Il ne faudrait pas oublier que pendant des siècles le peuple espagnol a été tenu dans la plus grande ignorance de la Bible. Jusqu’en 1950, on considérait celle-ci comme un dangereux ouvrage protestant que seuls les catholiques très instruits pouvaient lire. L’anecdote rapportée par Vicente Páramo illustre bien cette ignorance. Alors que ce frère prêchait à un cordonnier de Madrid, celui-ci l’interrompit en s’exclamant: “Vous venez me parler de la Bible, comme si je ne la connaissais pas! Je vous dis que j’ai lu Don Quichotte sept fois!” Don Quichotte est naturellement l’œuvre célèbre de l’écrivain espagnol Miguel de Cervantes.

En une autre circonstance, une sœur donnait le témoignage à une dame et lui parla pendant un moment de la Sainte Bible (en espagnol: Santa Biblia). Finalement, la dame s’exclama: “Je connais pratiquement tous les saints du calendrier, mais je n’ai jamais entendu parler de cette Santa Biblia!” Bien sûr, elle confondait Santa Biblia, la Sainte Bible, avec ses saintes, telles que Santa Maria et Santa Lucia.

Considérez à présent ce qui est arrivé à Sinforiano Barquín, de Bilbao, dans le district de Begoña. Après que son cousin du Venezuela lui eut parlé de la vérité, Sinfo s’adressa à un prêtre et lui demanda la permission d’emprunter à la bibliothèque un exemplaire de la Bible afin de l’examiner avec le groupe de l’Action catholique auquel il appartenait. Quelle fut la réponse du prêtre? “Il y a bien d’autres livres à examiner que la Bible!” Comme il n’était pas satisfait, Sinfo prit sa Bible (version protestante de Valera) et se rendit chez un autre prêtre qui mit presque une demi-heure pour trouver le passage d’Ésaïe 7:14. Nullement découragé, Sinfo s’adressa alors à un prêtre bien connu qui parlait sur les ondes. Il lui demanda pourquoi l’Église n’enseigne pas que les humbles posséderont la terre puisque le Psaume 37 le dit (Ps 37 verset 11; voir Matthieu 5:5). “Eh bien, répondit le prêtre, cela veut dire que les humbles vivront plus longtemps sur la terre (...). Et cette Bible — vous me la laissez, ou vous vous chargez de la brûler vous-​même.” Quelque temps plus tard, dans un débat public, Sinfo Barquín maniait sa Bible avec une telle dextérité que ce même prêtre laissa échapper cette réflexion: “Comme ils vous ont bien formé en si peu de temps!”

L’emploi de la Bible dans l’œuvre de prédication n’était pas sans poser des problèmes. Un jour, par exemple, un garçon apporta une lettre au domicile de sœur Engracia Puñal, de Tolède. On la priait de retourner à une certaine maison, pour donner un complément d’explications sur la Bible. La sœur y était déjà allée deux fois. Elle avait parlé à une femme, mais, à présent, c’était l’homme qui désirait lui parler. En définitive, ce fut le fils d’Engracia, Manolo, qui y alla, accompagné de Vicente Páramo. Une dame ouvrit la porte et leur dit qu’elle allait chercher son mari. Celui-ci sortit et demanda à Manolo de lui montrer le livre qu’il possédait. C’était la version Nácar-Colunga de la Bible. L’homme s’en empara et dit: “Puisque vous faites un mauvais usage de ce livre, vous viendrez le réclamer demain au prêtre de la paroisse, si vous tenez à le récupérer!” L’homme eut alors recours à des paroles grossières, il frappa Manolo et ordonna aux Témoins de partir.

Le lendemain, Manolo se rendit à l’église pour réclamer sa Bible. Alors, devant plusieurs personnes, le prêtre attaqua Manolo et le frappa à plusieurs reprises. Puis il appela la police qui emmena Manolo, ainsi que sa mère, Engracia. Tous deux restèrent cinq jours en prison. Pendant qu’ils étaient incarcérés, la police se rendit au domicile d’Engracia pour effectuer une perquisition. Sa fille Paz, une adolescente, dit aux policiers que sa mère était en prison. Tout surpris qu’elle y soit encore, ils téléphonèrent aussitôt pour la faire libérer. En effet, la loi ne permettait que trois jours d’incarcération sans chef d’inculpation et la sœur était détenue depuis déjà cinq jours.

L’ACTIVITÉ ACCRUE DU CLERGÉ ET DE LA POLICE

L’accroissement de l’œuvre de prédication de maison en maison provoqua la réaction du clergé, et notamment celle de l’archevêque de Barcelone. Il publia une lettre pastorale dans le bulletin officiel de son diocèse. De plus, cette lettre fut imprimée in extenso dans trois éditions du journal de la ville, La Vanguardia Española des 19, 20 et 21 mars 1954. La lettre décrivait deux classes ennemies de l’Église catholique: les protestants, qui cherchaient à faire des convertis parmi la classe pauvre en lui prodiguant une aide matérielle, et d’autres, qui allaient de maison en maison, offrant des livres, des brochures, des périodiques et des tracts. De toute évidence, les Témoins étaient concernés par cette tirade, quoique leur nom n’ait été mentionné qu’une seule fois dans cette longue lettre pastorale.

Cette lettre invitait les autorités à appliquer la loi, en interdisant aux sectes protestantes de faire de la propagande et du prosélytisme. Elle poursuivait en disant: “Si, avec prudence, nous tolérons l’ivraie (...), nous ne pouvons tolérer que l’ivraie soit semée”. En conclusion, cinq recommandations étaient faites aux catholiques fidèles, la cinquième étant ainsi conçue: “Tirez parti de la loi. C’est vers elle qu’il faut nous tourner en dernier ressort, car nous ne pouvons ni ne devons permettre que l’erreur et l’hérésie soient semées parmi les catholiques. (...) Parfois, la seule menace de cette procédure suffira pour stopper leurs efforts.” À cette lettre était jointe une circulaire qui décrivait la lutte comme une véritable croisade, l’archevêque étant lui-​même “à la tête de cette croisade pour l’unité catholique”.

La radio, les écoles, les Églises et l’Action catholique répondirent unanimement à l’appel lancé contre les Témoins, appel qui conseillait aux gens de les recevoir dans leur foyer — puis d’appeler la police. Comme ils tremblaient, ces représentants du clergé, devant l’activité déployée par les quelque 130 proclamateurs de Barcelone! Les missionnaires Alvaro et Marina Berecochea échappèrent de justesse tant aux prêtres qu’à la police. En une certaine occasion, Alvaro desservait la congrégation de Paralelo comme surveillant de circonscription. Il participait à l’activité de prédication en compagnie de deux proclamateurs, Joaquín Vivancos et Eduardo Palau. À un certain moment, ces deux proclamateurs firent une nouvelle visite. Leur interlocutrice, hostile au message, leur claqua la porte au nez, puis téléphona probablement à la police.

Pendant ce temps, Alvaro, qui surveillait la porte d’entrée du bâtiment, vit deux hommes se précipiter sur lui. Ils le tirèrent à l’intérieur, le poussèrent contre le mur et le fouillèrent brutalement, après lui avoir arraché sa serviette. Il va de soi que ces hommes appartenaient à la police secrète. L’un d’eux resta près d’Alvaro, tandis que l’autre montait l’escalier puis le redescendait en pointant son arme sur les frères Vivancos et Palau. Tous trois furent emmenés au poste de police, mais, en chemin, frère Palau déchira subrepticement les quelques notes qu’il avait prises et les éparpilla, de peur que leur contenu ne mette en cause d’autres personnes. Toutefois, les frères s’en tirèrent avec un avertissement, et l’affaire ne fut pas portée à l’attention du quartier général de la police, Via Layetana. Ils l’avaient “échappé belle”!

À Madrid aussi la police fut invitée à se montrer plus active dans la répression des Témoins. De 1953 à 1958, un pionnier spécial, frère Máximo Murcia, fut emprisonné onze fois pour des périodes allant d’une nuit à un mois. Il eut ainsi l’occasion de connaître les cellules, froides et sales, de plusieurs postes de police de la ville.

UN MISSIONNAIRE EST EXPULSÉ

La surveillance accrue exercée par la police en 1954 provoqua l’expulsion d’un missionnaire de Galaad. En raison de l’hiver particulièrement rude qui sévissait dans son territoire de Bilbao, Bernard Backhouse se rendit à Barcelone où il fut hébergé par la famille Miralles. On s’aperçut alors qu’il avait la fièvre typhoïde, ce qui l’obligea à demeurer assez longtemps avec cette famille.

Chez les Miralles, comme dans la plupart des appartements espagnols, l’eau chaude était produite par un chauffe-eau muni d’une veilleuse. Une nuit, alors que tout le monde dormait, la veilleuse s’éteignit et le gaz envahit peu à peu l’appartement. La fille Miralles, réalisant ce qui se passait, s’avança en chancelant vers la porte et alerta les voisins. Une ambulance arriva et on administra de l’oxygène à sœur Miralles et à frère Backhouse. Cet incident fit sensation dans le voisinage et les journaux en parlèrent, citant les noms des victimes et notamment celui de Bernard Backhouse.

Le lendemain, un inspecteur de la police secrète fit comprendre à frère Backhouse que ses activités religieuses le rendaient indésirable. Il ne fut pas chassé du pays eu égard à son état de santé mais, une fois guéri, il dut quitter l’Espagne pour le Portugal. Après son départ, il ne restait plus que quatre missionnaires en Espagne: Paul Baker à Palma de Majorque, Ken Williams et les Berecochea à Barcelone.

La boîte postale que la filiale utilisait à cette époque fut forcée, et la correspondance échangée avec la Société ouverte. Aussi, lorsque la police interrogea une sœur, pionnier spécial, elle lui exhiba des photocopies de ses lettres et put ainsi prouver qu’elle correspondait avec la Société. Pourtant, la loi garantissait le secret de la correspondance.

LA PRESSE DE LA PHALANGE PASSE À L’ACTION

Les 200 proclamateurs du Royaume actifs en Espagne en 1954 ont provoqué un vent de panique au sein de la section phalangiste de Barcelone. Le périodique édité au mois d’octobre par ce mouvement arborait la manchette: “Danger d’hérésie! Les Témoins de Jéhovah tirent nos sonnettes — diabolique manœuvre subversive!” En page 8 et en page 9, l’article reproduisait des passages de Réveillez-vous! et de deux brochures éditées par la Société. Ces quelques extraits donnaient un témoignage impartial bien différent des commentaires injurieux qui les accompagnaient. Cet article disait même que Bernard Backhouse et John Cooke étaient les premiers témoins importants à être envoyés en Espagne “pour semer les graines de la secte dans notre patrie”.

Les 200 Témoins de Jéhovah étaient dépeints comme de faux Espagnols, car ils avaient abandonné l’Église catholique. On les traitait aussi de communistes, de simples d’esprit et d’obsédés sexuels! D’autres critiques parurent dans le périodique Diez Minutos et dans le journal Heraldo de Aragón. Mais ces attaques n’amoindrissaient en rien le zèle des frères.

UNE PANNE BIEN UTILE

Frère F. W. Franz revint en Espagne en août et en septembre 1955. Il visita Torralba de Calatrava en compagnie d’Alvaro et de Marina Berecochea. Pour ne pas éveiller de soupçons lorsqu’ils furent à proximité de l’atelier du frère Pedro García, Alvaro coupa le contact et arrêta sa voiture pour simuler une panne. Il sortit alors du véhicule, souleva le capot et demanda finalement à quelqu’un du quartier s’il n’y avait pas, à proximité, un garage ou un atelier. Naturellement cette démarche aboutit chez frère García. Pedro examina le moteur et déclara qu’il fallait rentrer la voiture au garage, car la panne était sérieuse. On rentra donc l’auto, on ferma les portes... et quelle joie alors! Les frères venus chez Pedro pour accueillir les visiteurs étreignaient ces derniers.

À la tombée de la nuit, les frères de passage durent traverser une partie de la ville pour se rendre au lieu de la réunion. Afin d’éviter d’attirer l’attention, Alvaro et frère Franz revêtirent le manteau en peau de mouton et le béret caractéristiques de cette région. Dans l’obscurité, ils suivirent l’une des sœurs qui les conduisit jusqu’à la grange où la congrégation les attendait. En fait, les assistants étaient là depuis déjà trois heures et ils restèrent deux ou trois heures de plus pour écouter les discours et profiter de la compagnie des frères de passage. Finalement, après avoir soupé, les trois visiteurs sortirent leur voiture “réparée” du garage et disparurent dans l’obscurité.

Au cours de sa visite, frère Franz se rendit aussi à Palma de Majorque. Le 30 août, 75 personnes assistaient à la réunion, assistance record puisque Palma ne comptait alors que 32 proclamateurs.

PRISONNIERS!

Le week-end suivant l’assemblée de Barcelone allait avoir lieu et les assistants devaient se retrouver en un lieu tenu secret, dans les bois du mont Tibidabo. Comme le nombre des congressistes atteignait plusieurs centaines, Alvaro Berecochea s’inquiétait du succès de l’assemblée et de savoir si le secret serait bien gardé. Son inquiétude grandit encore lorsqu’un frère de Manresa lui rapporta que la police avait perquisitionné à son domicile et avait saisi le supplément de l’Informateur (aujourd’hui Le service du Royaume) qui donnait des précisions sur l’assemblée. Lorsqu’une sœur lui eut dit qu’un inspecteur de police se trouvait parmi ceux qui se rendaient au congrès, Alvaro s’alarma davantage encore. De plus, ce policier avait revêtu la tenue de rigueur: celle d’un pique-niqueur. Frère Berecochea décida alors de consulter frère Franz quant à la conduite à tenir. Il reçut la réponse suivante: “Allons de l’avant et faisons confiance à Jéhovah.”

Frère Franz participait au programme de la matinée. Les ennuis commencèrent après son discours, alors qu’Antonio Brunet fils, qui présidait le sujet suivant, interviewait Mariano Montori, un frère âgé de Saragosse. Frère Baker rapporte l’événement en ces termes: “Il venait de conclure son récit lorsque je vis une jeep s’arrêter au bas de la colline, derrière le podium. (...) Quatre ‘pique-niqueurs’ en sortirent et se dirigèrent rapidement vers le lieu de l’assemblée. Ils se mirent bientôt à courir, avec, à leur tête, un petit homme vêtu d’un blue-jean et d’une chemise à col ouvert. Les frères avaient déjà remarqué ce groupe et se demandaient ce que réservait la prochaine démonstration. Dès qu’il fut à portée de voix, le petit homme se mit à crier en agitant un pistolet: ‘Que personne ne bouge, ou je tire!’ C’était une démonstration d’une tout autre sorte! Le petit homme plaça ses hommes aux endroits stratégiques et leur donna pour instruction de ramasser les appareils photo. Un de leurs complices, assis parmi nous, révéla sa présence. Alors, toute l’assistance comprit qu’elle était cernée par la police secrète.”

Les hommes furent embarqués dans des camions et conduits au commissariat central à Barcelone. Comme tous ne pouvaient partir à la fois, les frères qui attendaient leur tour en profitèrent pour donner le témoignage aux policiers. Ils s’aperçurent alors que ces derniers croyaient avoir dépisté un groupe politique. Puis le moment vint où la plupart des hommes se retrouvèrent au commissariat, y compris les frères Franz, Berecochea, Williams et Baker. La police recueillit des renseignements sur chacun d’eux et releva leurs empreintes digitales. Sur les lieux de l’assemblée la première mesure avait consisté à saisir les appareils photo, qui furent restitués le soir même aux congressistes, à l’exception des pellicules. La police avait dès lors en sa possession les photos d’un certain nombre de frères. De plus, elle s’assurait qu’aucune photographie compromettante pour elle ne serait publiée dans la presse étrangère.

Lors des interrogatoires, les frères s’aperçurent que le comportement des policiers n’était plus le même. Que s’était-​il donc produit? La mère et la belle-sœur d’Alvaro Berecochea, qui avaient pu fuir les lieux de l’assemblée, s’étaient rendues au consulat américain pour signaler l’arrestation de frère Franz, citoyen américain. Le consul s’était aussitôt mis en rapport avec la police, publicité dont celle-ci se serait bien passée. Tous les étrangers furent donc libérés, à l’exception d’Alvaro.

Frère Berecochea fut ramené à son domicile, que la police entreprit de perquisitionner. Par suite d’un heureux concours de circonstances, elle ne trouva rien. En effet, frère Francisco Serrano, qui avait pu s’évader, était de retour chez lui en début d’après-midi. Au même moment, sœur Teresa Royo, qui allait assister à la session de l’après-midi, téléphona à Francisco qui la prévint de la descente de police. Comme elle demeurait sur le même palier que Marina et Alvaro, Francisco lui dit d’aller chez eux en toute hâte et de faire disparaître les fichiers de la congrégation, ce qu’elle fit avec l’aide de Teresa Carbonell. La police se retira pour ainsi dire les mains vides. Elle avait affaire à des “colombes” aussi prudentes que des serpents. — Mat. 10:16.

L’attaque de la police eut-​elle des conséquences pour les frères et sur les personnes qui s’intéressaient à la vérité? Aucune autre action ne fut engagée contre eux, bien qu’une petite minorité ait succombé à la crainte de l’homme. Peut-être aussi cessèrent-​ils de fréquenter le peuple de Jéhovah par crainte des répercussions économiques. Cette épreuve eut cependant pour effet de fortifier les autres frères et de les unir davantage.

L’œuvre ne subit donc aucun ralentissement. En 1955 on enregistra une pointe de 366 proclamateurs et en 1956 il y eut un accroissement de 35 pour cent avec 514 proclamateurs. Le nombre des pionniers spéciaux passait de 12 à 21 et le nombre des missionnaires de Galaad de quatre à neuf. Tous tendaient vers une activité accrue.

Entre 1955 et 1957, l’activité de la filiale fut supervisée par Alvaro Berecochea, assisté de Ken Williams et de Domenick Piccone. Après l’incident de Tibidabo, Alvaro continua à diriger l’œuvre depuis son domicile jusqu’au mois de septembre 1956, où le bureau fut transféré dans le logement de Francisco et d’Antonia Rodríguez. Par ailleurs, l’expédition des publications était assurée depuis une petite pièce que frère Brunet avait aménagée dans son magasin de radio.

SURVEILLANT ITINÉRANT

Au milieu des années 1950, Alvaro Berecochea fut surveillant de circonscription. Il cherchait à édifier les frères spirituellement, mais il devait aussi surmonter certaines difficultés.

Par exemple, la “congrégation” de Barbastro avait disparu! Comment cela? C’est qu’elle n’existait que sur le papier! L’inexpérience et le manque d’organisation étaient telles que des gens qui ne fréquentaient même pas l’organisation de Jéhovah avaient été comptés comme proclamateurs. Néanmoins, Nemesio Orús et ses fils déployaient des efforts pour donner le témoignage, surtout de façon occasionnelle, au cours de leurs déplacements d’horlogers itinérants.

La première visite d’Alvaro Berecochea à Torralba de Calatrava fut des plus mémorable. Arrivé à 22 h. à Daimiel par le train de Madrid, il fut accueilli par trois frères. Mais il se demandait par quel moyen ils allaient couvrir les quinze kilomètres qui les séparaient de Torralba. C’est alors qu’il aperçut trois bicyclettes. Oui, trois bicyclettes pour quatre personnes! Les frères avaient tout prévu. Chacun à tour de rôle porterait le surveillant de circonscription sur le cadre de son vélo. C’était par une nuit d’hiver froide et sans lune. Le silence était ponctué par les grognements, les gémissements et les arrêts des porteurs hors d’haleine qui échangeaient leur “fardeau” avant de poursuivre, sombres silhouettes, leur chemin à travers la campagne.

La visite à la petite congrégation de Torralba s’avéra être une grande bénédiction malgré les fatigues du voyage. Il convient d’ajouter que l’influence de ce petit groupe de chrétiens s’est fait sentir bien au delà de cette ville de 5 000 habitants puisque des bergers illettrés, après avoir appris à lire et à écrire, ont essaimé dans toutes les régions d’Espagne en accomplissant le service qui plaît à Jéhovah.

LES ANNÉES 1950 — PÉRIODE D’EXPANSION POUR LES PIONNIERS

Au cours des années 1950, de nombreux proclamateurs ont cherché à étendre leurs privilèges de service. Le nombre des proclamateurs à plein temps est ainsi passé de 1 en 1950 à 102 en 1960. Pendant cette décennie, le nombre des pionniers spéciaux est passé de 0 à 40. Les proclamateurs à plein temps de la bonne nouvelle provenaient notamment de Barcelone et de Madrid.

Quels ont été les résultats de l’œuvre des pionniers? Considérez ce qui s’est passé dans la province de Malaga. À la fin de 1957, Carmen Novaes et Anita Berdún ont commencé leur service dans cette région. Elles étaient les premiers pionniers depuis 1936, année où Frank Taylor avait rendu visite à Manuel Oliver Rosado. Naturellement, frère Oliver avait perdu tout contact avec l’organisation, et les sœurs ne savaient rien de lui. Il a fallu attendre 1964 pour le “redécouvrir”. Carmen et Anita accomplissaient un excellent travail; après huit mois, quinze personnes assistaient à l’étude de La Tour de Garde et six proclamateurs prenaient part, avec elles, au service du champ.

Y avait-​il un grand besoin de pionniers en ce temps-​là? Certainement! Illustrons cela par un exemple: en 1956, 514 proclamateurs annonçaient avec zèle la bonne nouvelle, toutefois, la majorité d’entre eux se trouvaient à Madrid, à Barcelone, à Valence et à Palma de Majorque. Par conséquent, le témoignage était organisé dans seulement quatre des cinquante capitales provinciales. Que la main de Jéhovah n’ait pas été trop courte en rapport avec le champ espagnol, cela ressort du fait qu’en 1977, soit vingt et un ans plus tard, les cinquante provinces comptaient plus de 482 Salles du Royaume. Cela témoigne en faveur de l’activité courageuse des proclamateurs de congrégation, des pionniers et des pionniers spéciaux d’Espagne.

D’AUTRES VISITES ÉDIFIANTES

La main de Jéhovah n’a certainement pas été courte pour ce qui est de l’intérêt porté à l’Espagne par les membres du Collège central. Leur visite régulière a soutenu les frères qui étaient constamment harcelés à propos des réunions et du service du champ. La stratégie favorite de l’Église consistait à inciter ses “fidèles” à appeler la police et à dénoncer les frères. C’était là reconnaître implicitement que ses ouailles n’étaient pas aptes à défendre leurs croyances à l’aide de la Bible.

En novembre 1956, frère Franz visita de nouveau l’Espagne. Il y fit un séjour de cinq jours, qu’il passa à Madrid et à Barcelone, où il s’adressa à plusieurs groupes de frères réunis dans les deux villes. Contrairement à ce qui s’était passé en 1955, tout alla bien et aucun incident ne vint interrompre les réunions. La visite de frère Franz avait été tenue secrète au point que même les frères n’en furent informés qu’à son arrivée. On évita ainsi des problèmes avec les autorités.

Au cours du mois de janvier 1957, frère Knorr passa cinq jours en Espagne à l’occasion d’une tournée en Europe et au Proche-Orient. Son rapport disait entre autres:

“Les personnes qui représentent la Société à Barcelone font preuve d’un grand dynamisme; elles ont organisé les frères en petits groupes ou congrégations et ont nommé des serviteurs pour s’occuper de ces groupes. J’ai eu le grand plaisir de visiter tous les groupes de Barcelone. Certains soirs, je parlais de 5 h. de l’après-midi à 11 h. du soir, prononçant cinq discours d’une heure dans différents foyers où s’étaient réunis de petits groupes. C’était une joie de voir les visages heureux de ces frères qui se réjouissaient d’entendre parler de la vérité et de profiter de la compagnie les uns des autres.

“Après avoir passé des moments agréables avec nos frères de Barcelone, je me suis rendu à Madrid, où j’ai passé un jour avec les frères de l’endroit. J’ai prononcé des discours dans plusieurs petites congrégations (quatre dans la même soirée). (...) L’œuvre qui a maintenant pris un bon départ en Espagne ne disparaîtra pas, car les frères sont zélés. Ils désirent prêcher et Dieu les bénit.”

LA POLICE INTENSIFIE SES HARCÈLEMENTS

Durant les années où la police intensifia ses harcèlements, il suffisait d’être trouvé en possession de publications bibliques pour être arrêté. Par exemple, quatre pionniers de Madrid qui sortaient de chez une sœur furent arrêtés par la Guardia Civil et emmenés au poste de police. Les pionniers n’avaient pourtant pas prêché dans le voisinage ce jour-​là, mais quelqu’un les avait vus entrer dans cette maison et les avait dénoncés, les accusant de faire de la propagande anticatholique. Le sergent de police leur dit qu’en raison même du fait qu’ils circulaient dans son district avec ces publications, il était tenu de faire un rapport au Bureau de la sécurité générale.

Une autre fois, un pionnier qui se rendait à la gare pour se renseigner sur l’horaire des trains fut interpellé par un gendarme, qui lui demanda de présenter sa carte d’identité. Comme il ne l’avait pas sur lui, son porte-documents fut fouillé et l’on trouva des écrits bibliques. Pour ce “délit” il fut condamné à une amende de 500 pesetas ou à un mois de prison. Il choisit la prison.

D’autres fois, la persécution venait directement de la part de nos ennemis religieux, comme en témoigne le cas de Carlos Rubiño, un jeune pionnier de 18 ans, atteint d’une très grave maladie de cœur. À l’hôpital où il était soigné, les religieuses le harcelaient pour qu’il se confesse et prenne la communion. Le prêtre lui amena une idole et dit: “Tu es mourant. Ton seul espoir est d’embrasser cette idole, de te confesser à moi et de recevoir les derniers sacrements.” Bien qu’il n’eût que la force de murmurer, Carlos refusa et demanda au prêtre de lui montrer dans la Bible où l’on trouve l’ordre de procéder de la sorte. Avec colère, le prêtre se tourna vers la mère de Carlos pour lui demander: “Quelle est cette religion?” Bien qu’elle ne fût pas Témoin, la mère répondit immédiatement: “C’est la religion de la Bible.” Le prêtre sortit alors précipitamment de la chambre et donna l’ordre aux religieuses de brûler la Bible de Carlos, qui n’était autre que la traduction catholique de Nácar-Colunga. Entendant cela, la mère cacha la Bible et l’emporta chez elle. Elle avait suffisamment vu comme cela les fruits portés par la fausse religion!

Certes, Carlos mourut, mais il demeura fidèle à sa croyance. Une autre difficulté surgit lorsque les parents prirent des dispositions pour l’enterrement civil de leur fils. Le père dut alors quitter son emploi dans l’administration et on l’expulsa de sa maison. Quelques années plus tard, les parents de Carlos acceptèrent la vérité, et leurs deux autres fils continuent de servir fidèlement Jéhovah. Le plus jeune, Ricardo Rubiño, a passé six ans en prison pour avoir gardé son intégrité chrétienne.

Les frères et sœurs ont été exposés à des tracasseries de toutes sortes; par exemple, les autorités ont refusé de leur délivrer le passeport dont ils avaient besoin pour assister à des assemblées chrétiennes en France ou au Maroc. En fait, un grand nombre de Témoins se voyaient privés de telles assemblées parce qu’ils étaient inscrits comme Témoins de Jéhovah dans les casiers judiciaires de la police. Encore aujourd’hui, les jeunes sœurs célibataires âgées de plus de 16 ans ne peuvent obtenir de passeport qu’à la condition de fréquenter pendant trois mois les cours des services sociaux. Ces cours ont lieu le soir et comprennent une instruction politique et religieuse ainsi que des activités sociales dans les hôpitaux et autres institutions semblables.

DES MISSIONNAIRES SONT EXPULSÉS

Depuis les événements de septembre 1955 et l’assemblée manquée de Tibidabo, Alvaro Berecochea craignait que la police ne l’expulse, lui et sa femme Marina, du territoire espagnol. Leur situation allait être définie en été 1956, lorsque Marina fut invitée à passer deux semaines de vacances à Londres; résidant en Espagne, il lui fallait solliciter un visa de sortie au commissariat central de police de Barcelone.

Au bout de deux heures d’attente, un policier en civil vint à elle et lui demanda pourquoi elle désirait aller à Londres. Elle lui en donna la raison. Alors, un déluge de questions s’abattit sur elle; en voici quelques-unes: “Avez-​vous foi en la religion de votre mari? Vous savez ce qui s’est passé à Tibidabo; (...) appartenez-​vous à cette religion? Croyez-​vous à ces fables bibliques? Croyez-​vous vraiment qu’Élie a fait descendre le feu du ciel?” Comme elle répondait par l’affirmative, il dit: “Je vais vous dire ce qui s’est réellement passé. Cet Élie était un homme avisé; il a tout simplement furtivement rempli la tranchée de pétrole et y a mis le feu. Il n’y a que les imbéciles pour croire au miracle.” Et la conversation se poursuivit. À la fin, le policier désigna un dossier et dit: “Nous avons là des renseignements sur les activités de votre mari; n’oubliez pas que ce qui lui est reproché vous est également reproché.” Malgré tout cela, Marina eut quand même l’autorisation d’aller à Londres.

En janvier 1957, les Berecochea durent se présenter au commissariat central de police pour demander le renouvellement de leur permis de séjour pour une durée de deux ans. Après une attente assez longue, on les fit entrer dans un bureau où on les informa qu’ils avaient quarante-huit heures pour régler leurs affaires et quitter le pays. Alvaro protesta avec force, mais en vain. La seule chose qu’on leur accorda fut un délai de dix jours au lieu de deux.

Confronté à cette situation critique, Alvaro remit les affaires de la filiale entre les mains de Ken Williams. Puis, les Berecochea prirent le train pour Madrid. Des centaines de frères étaient venus assister à leur départ; la tristesse se lisait sur tous les visages. Une fois arrivé à Madrid, Alvaro se rendit à l’ambassade d’Argentine (il était Argentin d’origine) pour expliquer sa situation. Grâce à l’intervention de l’ambassadeur, les autorités espagnoles prolongèrent le délai d’un mois, l’expiration de celui-ci étant maintenant fixée au 18 février. Ayant obtenu un visa pour se rendre au Portugal, Alvaro prit des dispositions pour faire une tournée dans le nord de l’Espagne, en vue de présenter l’un des films de la Société.

De retour à Madrid, frère Berecochea trouva une lettre l’affectant au Maroc au lieu du Portugal. Il lui faudrait donc retourner voir les autorités pour solliciter un autre visa de sortie. Toutefois, au lieu d’aller voir le préposé aux visas de sortie avec lequel il avait déjà eu une assez longue conversation, frère Berecochea exposa son cas à l’employé du bureau de réception, qui lui dit de revenir le lendemain. Lorsqu’il revint, il apprit que son visa avait de nouveau été prolongé d’un mois. Assurément, le système policier n’était pas infaillible! Ce nouveau délai reportait donc son départ au 18 mars. Sans perdre de temps, frère Berecochea prit des dispositions pour présenter le film de la Société dans le sud du pays, après quoi il reviendrait à Barcelone.

PRIS AU PIÈGE ET EXPULSÉS

Dès leur arrivée à Barcelone, Alvaro et Marina retinrent une chambre dans une pension, puis ils décidèrent de visiter leur ancien logement chez Teresa Carbonell. Ils en possédaient la clé, mais avant d’y entrer, ils allèrent demander à des sœurs chrétiennes qui habitaient à côté si la police s’était manifestée ces derniers temps. “Non, dirent-​elles, tout est calme.” Les Berecochea traversèrent donc le couloir pour se rendre à leur ancien appartement. Ils ouvrirent la porte, et, surprise désagréable, la police les attendait!

Les agents voulaient leur mettre les menottes, mais les Berecochea promirent de ne pas s’enfuir. On les emmena au commissariat central de police, Via Layetana, où ils eurent affaire à un chef de police furieux. “Nous vous donnons quarante-huit heures pour quitter le pays, vociféra-​t-​il, et deux mois plus tard vous êtes toujours là!” Les explications d’Alvaro furent vaines.

On téléphona donc à Madrid qui donna l’ordre d’expulser les Berecochea sur-le-champ. Alvaro insista pour qu’on lui permette de passer au poste frontière d’Algeciras d’où il gagnerait le Maroc. Le couple fut donc escorté de Barcelone à Algeciras (soit 1 450 kilomètres) par un agent de la police secrète. Une fois montés à bord du bateau, il leur remit leur passeport. Cela se passait le 11 mars 1957.

DE RETOUR EN ESPAGNE

Au Maroc, Alvaro Berecochea servit en qualité de surveillant de filiale. Quelques mois plus tard, on lui demanda de faire un voyage au Portugal et en Espagne. Afin d’obtenir un visa d’entrée, il se rendit au consulat d’Espagne à Vienne, en Autriche, où on accéda à sa requête. Mais il lui fallait passer la frontière. Il traversa donc la France en voiture avec ses parents, et passa à Irún. La police frontalière ne souleva aucune question; ainsi, Alvaro se trouvait de nouveau en Espagne.

Il s’arrêta à Madrid et à Barcelone. Le 5 décembre 1957, Alvaro se trouvait à Valence où il projeta le film de la Société intitulé “Le bonheur de la société du Monde Nouveau” devant un groupe de 23 personnes. Le lendemain soir, il se rendit à une autre réunion chrétienne. Au milieu de celle-ci, un violent coup fut frappé à la porte. On ouvrit, et trois agents de la police secrète firent irruption dans la pièce, pistolet au poing. Après une rapide vérification des cartes d’identité, les sept frères furent arrêtés. Toutefois, Margarita Comas fut autorisée à partir avec les autres sœurs; elle en profita pour cacher immédiatement l’appareil de projection et les bobines du film.

Les sept frères furent donc emmenés au commissariat de police où on les interrogea. Lorsque vint le tour d’Alvaro, on lui demanda s’il connaissait Cooke, Backhouse et d’autres encore. Ses réponses n’ayant pas donné satisfaction à ses interrogateurs, ceux-ci se mirent en colère et menacèrent de le frapper. De toute évidence, ils ignoraient qu’il avait précédemment été expulsé, aussi s’adressaient-​ils à lui comme à un touriste. À trois heures du matin, le consul d’Argentine se présenta au commissariat de police, ce qui mit les policiers en fureur, bien qu’ils veillèrent à ne pas manifester leurs sentiments devant lui. Alvaro fut relâché, avec l’ordre de revenir chercher son passeport le lendemain.

Lorsque frère Berecochea revint comme convenu, la situation était grave. Les policiers étaient au comble de la fureur, car ils venaient de découvrir qu’il avait fait l’objet d’un arrêté d’expulsion en mars de la même année. Alvaro fut arrêté et mis au secret. La porte de sa cellule possédait une petite ouverture munie de barreaux à l’intérieur, un banc de pierre servait de lit. Quelques heures plus tard, le garde ouvrit la porte et le conduisit dans un endroit où étaient disposés sur une table des paquets et des couvertures. “Vos frères vous envoient ceci”, dit-​il. La congrégation de Valence lui faisait parvenir de la nourriture, des couvertures et d’autres choses, en témoignage de son amour chrétien.

Un peu plus tard, frère Berecochea subit un nouvel interrogatoire. Les autorités décidèrent de lui faire quitter le pays par la France, mais il demanda à aller au Portugal. La chose fut entendue; toutefois, Alvaro devrait attendre en prison que deux gardes civils puissent être mis à sa disposition pour l’accompagner. Cette idée ne lui disait rien qui vaille; en effet, le consul l’avait mis en garde et lui avait cité le cas de certaines personnes dont on n’avait plus jamais entendu parler une fois qu’elles avaient été jetées en prison. Aussi frère Berecochea demanda-​t-​il à parler au consul d’Argentine; il fut autorisé à lui téléphoner. Inquiet de la tournure que prenaient les événements, le consul décida d’intervenir immédiatement.

Alvaro fut reconduit à sa cellule. Mais tard dans la nuit on l’informa que le lendemain il prendrait l’avion à l’aéroport de Valence. On le libéra et on lui dit de revenir chercher son passeport avant son départ.

Frère Berecochea se rendit immédiatement chez les frères où il apprit que ces derniers avaient été condamnés à 1 500 pesetas d’amende ou à trente jours de prison. Ils avaient décidé d’un commun accord de ne pas payer l’amende étant donné qu’ils n’avaient commis aucun délit.

Le lendemain donc, soit le 9 décembre 1957, Alvaro Berecochea s’envola pour Madrid, et, de là, pour Lisbonne au Portugal. Ainsi s’achevait son service missionnaire en Espagne où il venait de passer quatre années heureuses et bénies. Désormais, il incomberait à d’autres frères de diriger l’œuvre.

PERSÉCUTION À PALMA DE MAJORQUE

Nous poursuivons nos activités dans des conditions adverses, l’opposition et la persécution religieuse fondant sur nous de toutes parts. Par exemple, en 1954 frère Paul Baker, qui servait comme missionnaire à Palma de Majorque, reçut une première mise en garde, relativement à ses activités religieuses, à l’école où il enseignait l’anglais. Un jour, le directeur le convoqua à son bureau pour lui dire confidentiellement que la police était venue se renseigner à son sujet. Les agents voulaient savoir s’il enseignait la religion à l’école. Le directeur avait pu faire sur lui un rapport élogieux, étant donné que Paul s’était montré plein de tact et avait soigneusement évité de parler de religion pendant les heures de classe. Il remercia le directeur qui l’avait ainsi averti.

Un certain jour d’avril 1957, Francisco Córdoba, pionnier spécial à Palma de Majorque, ne se présenta pas au rendez-vous pour le service du champ. Les frères ne s’en inquiétèrent pas outre mesure jusqu’au soir, où il ne vint pas non plus à la réunion. Le lendemain les frères se rendirent à son logement et découvrirent qu’il n’y avait pas passé la nuit. Après avoir envisagé et éliminé toutes les hypothèses, il fut décidé qu’une sœur irait se renseigner à son sujet auprès de la police. Francisco avait bel et bien été arrêté, ainsi que le frère qui l’accompagnait dans la prédication. On put leur faire remettre de la nourriture, mais toute visite fut interdite.

La date du Mémorial approchant, des dispositions furent donc prises pour que les différents groupes puissent célébrer cette fête; toutefois, les frères tinrent compte du fait que Paul Baker pourrait bien ne pas être disponible ce jour-​là, car une intervention de la police semblait imminente. Environ un jour plus tard, un policier en civil se présenta à la pension où logeait frère Baker et le pria de le suivre au poste de police. Là, Paul subit plusieurs interrogatoires, puis on lui présenta la version dactylographiée de ses réponses. On lui demanda de vérifier le texte et de signer le document qui comprenait plusieurs pages. Après cela, frère Baker fut conduit dans l’une des cellules où il se retrouva enfin avec frère Córdoba et son compagnon de service. Les trois frères passèrent la nuit au cachot et le lendemain on les traduisit devant un juge. Fait intéressant, le gardien qui fut désigné pour les accompagner s’intéressa vivement à leur cas et leur posa de nombreuses questions.

L’affaire ne fut pas examinée dans la salle d’audience mais dans le bureau du juge; hormis le gardien, personne d’autre n’assista à l’entretien des frères avec le magistrat. Avec tact, ils lui expliquèrent comment ils avaient accompli leur œuvre de prédication. Le magistrat estima que leurs enseignements étaient inoffensifs, mais qu’ils avaient désobéi en faisant du prosélytisme. À son avis, le temps qu’ils venaient de passer en prison leur servirait d’avertissement et il ne prononcerait aucune autre condamnation; toutefois, il leur conseilla d’être plus prudents à l’avenir.

L’issue de cette affaire réjouit le gardien; mais il lui fallait néanmoins reconduire les frères à la prison afin qu’ils prennent leurs objets personnels. Le garde les conduisit au responsable des cellules et lui apprit leur libération. Mais, en grommelant, celui-ci dit qu’il y avait “autre chose”; c’est ainsi que les frères furent de nouveau mis sous les verrous.

Quelques heures plus tard, on fit sortir Paul de la cellule pour le conduire dans la pièce où se tenaient les interrogatoires. Là, il apprit ce qu’était cette “autre chose”. Un colis était arrivé pour lui de Barcelone; il portait la mention “radio” mais contenait en fait cinquante exemplaires des derniers périodiques La Tour de Garde et Réveillez-vous! en espagnol. Ainsi, outre les fausses accusations qui avaient déjà été portées contre lui, frère Baker était maintenant accusé de contrebande!

Parlant le langage de la raison, Paul demanda comment on pouvait l’accuser de contrebande quand ce colis avait été expédié d’Espagne et non de l’étranger. De plus, dit-​il, aucune loi n’interdit aux abonnés de recevoir leurs périodiques; or, ces périodiques étaient destinés à des abonnés et non à être diffusés au public. Mais ce fut peine perdue. Il s’ensuivit une autre nuit passée à la prison. Finalement, les trois proclamateurs du Royaume furent transférés à la prison provinciale de Palma de Majorque où ils restèrent quinze jours.

Cette prison allait devenir leur nouveau territoire. Comme ils étaient autorisés à côtoyer les autres prisonniers, ils pouvaient leur donner le témoignage. Le jour de la célébration du Mémorial, ils étaient en pensée avec les frères du dehors. Lorsqu’ils sortirent de prison le 26 avril, un petit groupe de frères et sœurs étaient là pour les accueillir. Bien que Paul Baker et Francisco Córdoba, les deux frères qualifiés, fussent absents, ces Témoins s’étaient constitués en trois groupes pour célébrer le Mémorial.

DE NOUVEAU “INVITÉS” À QUITTER LE PAYS

De retour là où il prenait pension, frère Baker se rendit compte que la police avait emporté tous ses périodiques en espagnol, en français et en anglais. Le lendemain matin, quand il descendit à la salle à manger pour le petit déjeuner, un étranger qui buvait une tasse de café non loin de lui attira son attention. Il s’agissait d’un agent de la police secrète envoyé pour le surveiller.

Mais que devint le pionnier spécial Francisco Córdoba? Il fut expulsé de l’île et dut rentrer en Espagne.

Le vendredi 3 mai 1957, Paul Baker épousa Jean Smith au consulat britannique à Palma. Pour leur voyage de noces, ils traversèrent l’île de Majorque jusqu’à Alcudia où ils embarquèrent pour Minorque. Où qu’ils aillent, une ombre s’attachait à leurs pas. Vous reconnaîtrez que pour un jeune couple en voyage de noces ce n’était pas très plaisant.

Vers la fin du mois de mai, Paul demanda le renouvellement de son permis de séjour. Après plusieurs démarches faites auprès du commissariat central de police, il apprit que son permis ne serait pas renouvelé, et il fut prié d’informer les autorités de la date de son départ. Il retint donc sa place sur le bateau qui quitterait Barcelone pour Gibraltar le 12 juin.

Même à Barcelone, frère et sœur Baker étaient suivis par des agents de la police secrète dont le déguisement ne trompait personne. Par exemple, Paul et sa femme avaient retenu une chambre dans un hôtel situé dans une rue à l’écart. Le lendemain matin, ils s’aperçurent qu’un “marin”, arborant une chemise sur laquelle était inscrit le nom de leur bateau, faisait les cent pas en face de leur hôtel. De toute évidence, Paul était considéré comme un élément très dangereux. Précisons que ces événements se produisirent peu de temps après la première expulsion des Berecochea, quand la police pensait s’être débarrassée des “chefs”.

Le dernier jour, lorsque les Baker arrivèrent au quai d’embarquement, quelques frères des congrégations de Barcelone les attendaient pour leur dire au revoir. Parmi eux se trouvaient également quatre missionnaires qui restaient à Barcelone, frère et sœur Ken Williams et Domenick et Elsa Piccone. Leur séjour en Espagne allait bientôt prendre fin, car eux aussi n’allaient pas tarder à être expulsés.

À la fin de l’année de service 1957, le nombre des missionnaires diplômés de l’École de Galaad se trouvant en Espagne était passé de neuf à quatre. On décida alors qu’il serait plus sage de transférer le “bureau” de Barcelone à Madrid.

LES PIONNIERS SONT MIS EN PRISON

Les membres du clergé ne cessaient d’inciter leurs ouailles à dénoncer à la police les Témoins de Jéhovah qui se présentaient à leur porte. En conséquence, au cours de l’année de service 1957, treize pionniers et six proclamateurs furent arrêtés et emprisonnés pour une durée de deux à trente-six jours parce qu’ils avaient prêché et fréquenté des réunions où l’on étudie la Bible.

Par exemple, des pionniers furent emprisonnés à Séville. En mars 1957, Margarita Comas et Maruja Puñal furent affectées à Séville, où se trouvaient déjà les pionniers spéciaux José Rubiño et Manolo Sierra. Il était difficile de s’accoutumer à l’insouciance native des Andalous; en effet, lorsqu’on revenait voir une personne avec qui un rendez-vous avait été pris pour une étude biblique ou une nouvelle visite, on constatait qu’elle n’était pas chez elle à l’heure dite. Il a également fallu faire face au fanatisme des habitants. Séville est une ville où se pratique le culte de “Notre-Dame”, sous la forme de deux “vierges” célèbres ou idoles, la Macarena et la Virgen de la Esperanza. Ces deux idoles ont leurs adorateurs ou partisans, telles deux équipes de football. Les zélateurs de chaque “vierge” chantent à qui mieux mieux les louanges de leur idole, et cela particulièrement lors des processions à l’occasion desquelles ces statues couvertes de bijoux sont promenées dans les rues. La plus grande église de la ville est la cathédrale, qui a été construite sur l’ancien site d’une mosquée musulmane. La tour de la cathédrale est appelée La Giralda (la girouette). Il apparaît nettement que les deux premiers tiers de la tour appartiennent à un ancien minaret, alors que le dernier tiers est de style Renaissance et de toute évidence d’inspiration catholique.

Les quatre pionniers de Séville avaient pris l’habitude de se réunir chaque matin sur la place, en face de la célèbre Torre del Oro (tour dorée). Un matin, les deux sœurs ont attendu en vain les frères. Cette absence les intrigua; elles décidèrent de revenir au rendez-vous de l’après-midi et de surveiller la place à distance afin de voir si les frères se présenteraient. Mais ils ne vinrent pas. Le lendemain, Margarita et Maruja se rendirent au logement des frères et se renseignèrent prudemment à leur sujet. La logeuse leur expliqua que la police était venue deux jours auparavant et avait emmené les frères.

Il n’y avait plus de doute possible, les sœurs savaient que la police ne tarderait pas à se présenter chez elles. Aussi prirent-​elles ce jour-​là la précaution de détruire tout papier ou note confidentiels. Le même soir, elles rentrèrent chez elles, le cœur lourd lorsque la logeuse leur ouvrit la porte, elles pouvaient lire sur son visage qu’elles avaient de la visite. En effet, deux policiers les attendaient.

Malgré l’heure tardive, les sœurs furent emmenées au commissariat de police pour être interrogées. Les frères s’y trouvaient déjà depuis deux jours, subissant interrogatoire sur interrogatoire. Ces interrogatoires étaient d’autant plus difficiles que les policiers de Séville avaient obtenu des renseignements de la police de Grenade où José Rubiño avait servi auparavant. Les policiers avaient saisi certaines photos chez des Témoins de Grenade, ainsi que des papiers qu’ils avaient trouvés au logement des frères pionniers. Au cours de ces interrogatoires, chaque frère était interrogé à tour de rôle, car les policiers cherchaient à connaître les nom et adresse des responsables. José et Manolo étaient gardés séparément; il faisait froid dans leur cellule et un banc de pierre leur servait de lit, bien qu’au début il ne leur fût même pas permis de dormir, car les interrogatoires se poursuivaient des heures d’affilée.

Ces interrogatoires furent également pénibles pour les sœurs. Elles devaient répondre avec prudence, car les policiers cherchaient à leur faire dire ce qu’elles n’avaient pas dit. Par exemple, lorsque les sœurs déclarèrent qu’elles prêchaient le Royaume ou gouvernement de Dieu, celui qui les interrogeait leur dit: “Alors, vous êtes contre tous les gouvernements humains établis; c’est ce que vous voulez dire.” Les sœurs récusèrent cette interprétation de leurs croyances, car c’était là couvrir les activités des Témoins de Jéhovah d’une étiquette politique.

Après leur interrogatoire, on mit les sœurs dans une très petite cellule en compagnie d’une femme ivre qui n’arrêtait pas de vomir. Apparemment donc, les deux sœurs auraient à passer le reste de la nuit dans cette cellule puante. Toutefois, à une heure tardive, un policier les fit sortir, disant qu’il ne permettrait pas qu’elles finissent ainsi la nuit. Il les emmena dans son bureau, les fit asseoir dans des fauteuils et leur dit de dormir là jusqu’au lendemain matin. En silence, les sœurs remercièrent Jéhovah de ce qu’un geôlier aimable s’était présenté pour les délivrer de cette cellule infecte.

Les policiers les gardèrent pendant trente-six heures au cours desquelles elles ne prirent aucune nourriture et subirent interrogatoire sur interrogatoire, comme s’il s’agissait de criminelles de la pire espèce. Toutefois, un autre policier les prit en pitié et leur apporta du café. Finalement, les frères et les sœurs furent conduits à la prison provinciale, où d’autres tribulations les attendaient.

À leur arrivée à la prison, les deux frères pionniers eurent la tête rasée avant d’être conduits à leur cellule. Chaque jour, leur intégrité était mise à l’épreuve lorsque le drapeau était hissé puis descendu.

LES GEÔLIÈRES SONT DES RELIGIEUSES

À leur arrivée à la prison, quelle ne fut pas la surprise des sœurs en voyant que les geôlières étaient des religieuses! Celle qui était préposée à la réception leur demanda ce qu’elles avaient volé. C’en était trop pour Margarita. Elle s’écria: “Nous ne sommes pas ici en tant que prostituées ou voleuses! Nous sommes ici parce que nous sommes Témoins du vrai Dieu!” En entendant ces paroles, la religieuse poussa un cri et eut un vif mouvement de recul, comme si la foudre l’avait frappée.

Dans cette prison, les religieuses faisaient chaque jour réciter le ‘Notre Père’, le ‘Je vous salue Marie’ et d’autres prières aux détenues. Pendant les séances d’exercice, elles leur racontaient des histoires, dansaient avec elles ou récitaient le chapelet. Margarita et Maruja se mirent en devoir de donner le témoignage, mais les religieuses ne tardèrent pas à intervenir en leur interdisant de parler aux autres prisonnières.

Après que leur cas eut été examiné, on décida de libérer les sœurs moyennant une caution de mille pesetas chacune. Comme elles n’avaient pas l’argent nécessaire et que personne, à Séville, ne pouvait les aider, elles passèrent le mois en prison. Ce fut une expérience assez pénible, car on les mit dans une grande salle avec toutes les autres prisonnières qui étaient pour la plupart des voleuses, des prostituées et des lesbiennes. Quand Maruja et Margarita refusèrent de se déshabiller et de se doucher devant les autres, on les contraignit à purger leur peine dans une cellule disciplinaire qui avait tout juste deux mètres carrés. Dans un coin, un orifice faisait office de toilettes, et, au plafond, il y avait une petite fenêtre. Cette cellule ne comprenait ni meuble, ni lit, ni chaise, ni matelas. Par gentillesse, l’un des gardes leur apportait un litre d’eau qu’elles se partageaient pour faire leur toilette.

Et la nourriture? Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle était infecte. Deux fois par jour, on leur donnait des pois chiches mélangés à une telle quantité de bicarbonate de soude que cela les rendit malades. Chacune d’elles ne recevait qu’un morceau de pain par jour.

À la fin de leur mois de prison, les quatre pionniers étant en mesure de payer la caution de mille pesetas par personne, on les relâcha tout en maintenant l’accusation. En réalité, leur affaire ne fut jamais portée devant le tribunal et ils récupérèrent le montant de la caution.

Ces pionniers spéciaux avaient pris l’habitude d’être pourchassés par la police et de devoir se déplacer d’une ville à l’autre. Dans le cas où un pionnier spécial était dans l’impossibilité de justifier de ses moyens de subsistance ou d’un travail profane, on invoquait la loi sur le vagabondage pour le renvoyer d’où il venait.

DES GRAINES DE VÉRITÉ SONT SEMÉES EN GALICE

En dépit des persécutions endurées par le peuple de Dieu en Espagne, l’œuvre de prédication du Royaume progressait. Cela était vrai dans la Galice, province du nord-ouest de l’Espagne. Comment y furent plantées les graines de vérité?

Le véritable christianisme s’implanta en Galice grâce aux efforts de Jesús Pose Varela et de sa femme. C’est à Montevideo, en Uruguay, qu’ils avaient appris la vérité par l’entremise d’un membre de leur famille. Avec le temps, Jesús grandit dans la connaissance et commença à éprouver un sentiment de responsabilité à l’égard de sa sœur, du mari de celle-ci et de son propre fils, José, qui étaient retournés vivre en Espagne. C’est ainsi qu’en 1957, Jesús et sa femme revinrent en Galice, leur province natale, résolus à communiquer la vérité à leurs parents. Tout d’abord, ce fut la joie des retrouvailles; puis les choses se gâtèrent lorsque les membres de sa famille se rendirent compte que Jesús avait adopté une nouvelle religion. Sa mère alla même jusqu’à regretter que le navire qui avait ramené ses enfants n’ait pas fait naufrage. D’ailleurs, elle et la sœur de Jesús évitaient tout contact avec lui, quoique vivant dans la même maison.

Mais Jesús ne se découragea pas; petit à petit il écarta les préjugés qui aveuglaient sa famille et finit par commencer une étude biblique avec elle. La tâche était difficile, car ils habitaient un petit village isolé, dominé par le prêtre local. Soumis à son influence, beaucoup de gens ne voulaient même pas toucher une Bible, de peur d’être contaminés à leur tour. Néanmoins, la patience de Jesús fut récompensée sur le plan familial et, avec le temps, les résultats dépassèrent même ses espérances.

Tandis que les membres de cette famille progressaient dans la vérité, ils commencèrent à réaliser que vivre dans ce territoire rural isolé était un handicap pour participer à l’activité de prédication. En venant à la vérité, ils avaient transformé une salle de danse dont ils étaient propriétaires en un poulailler, si bien qu’ils subvenaient à leurs besoins grâce à cette petite ferme, à leurs bêtes et au magasin qu’ils tenaient dans le même bâtiment. Jesús et son beau-frère, Ramón Barca, s’occupaient de la ferme et géraient le magasin.

Pour se rendre à la Coruña, ville qui constituait un territoire suffisamment grand et qui était la plus proche, ils devaient parcourir trente et un kilomètres. Lorsque la femme de Ramón devint pionnier ordinaire et le fils de Jesús, José, pionnier spécial, cela ne facilita pas les choses. Finalement, les deux familles vendirent la ferme et le magasin pour s’installer dans la capitale de la province, où elles seraient plus utiles dans la congrégation qui croissait.

N’est-​il pas encourageant de penser que les trois congrégations de La Coroña, qui comptent aujourd’hui quelque 300 proclamateurs et pionniers, ont vu le jour grâce aux efforts louables d’un couple espagnol qui, il y a vingt ans, a quitté l’Uruguay pour revenir ici répandre la bonne nouvelle?

CERTAINS VIENNENT SERVIR LÀ OÙ LE BESOIN EST GRAND

En juillet 1957, l’un des discours présentés à l’assemblée de district de Kiel, en Allemagne, avait pour thème “Servir là où le besoin est grand”. Il fit grande impression sur deux jeunes pionniers ordinaires, Horst Mieling et Heinrich Nissen, qui décidèrent de servir en Espagne. C’est ainsi que le 19 octobre 1957, ils descendaient du train en gare de Barcelone.

Quel contraste pour ces jeunes gens! Ils quittaient un pays où il y avait près de 57 000 Témoins, pour servir dans un autre qui n’en comptait que 780. D’autant plus qu’en Espagne, le simple fait de mentionner le mot “Bible” suffisait à mettre fin à une conversation. Toutefois, ces frères possédaient un atout: ils étaient Allemands et la plupart des Espagnols s’intéressaient beaucoup à l’Allemagne et aux Allemands.

Ces deux jeunes gens sont certainement arrivés les premiers en Espagne; puis d’autres Témoins allemands, anglais et américains ont suivi leur exemple en venant servir dans ce pays où le besoin en prédicateurs du Royaume était grand, en particulier il y a quelques années.

L’œuvre de prédication était très éprouvante pour les étrangers, car il leur fallait redoubler de vigilance dans l’activité de maison en maison. Si l’un d’eux était surpris à prêcher, à coup sûr on l’expulsait du pays. C’était un motif de tension supplémentaire qui obligeait les frères à guetter attentivement les réactions de leur interlocuteur, soit au cours de l’entretien, soit après lui avoir donné le témoignage. Une fois la porte fermée, le Témoin devait déterminer si la personne allait ou non prendre le téléphone pour le dénoncer. La porte avait-​elle été claquée, ou refermée poliment? Il fallait également surveiller les allées et venues au cas où un voisin quitterait l’immeuble à la hâte pour aller chercher la police. Outre cela, le Témoin qui prêchait dans un territoire devait évidemment s’assurer qu’il n’y avait aucun gendarme dans le voisinage. On transportait discrètement la Bible et les publications, par exemple sous un imperméable ou un manteau pendant les mois d’hiver. La chose était plus difficile en été. Alors, certains proclamateurs allaient jusqu’à désassembler les cahiers des livres pour n’emporter que la partie à étudier à la réunion ou dans une étude biblique.

En 1959, frère et sœur Taylor, qui étaient venus d’Angleterre pour servir là où le besoin était grand, furent nommés pionniers spéciaux à Vigo, ville portuaire située sur l’Atlantique. Ce port ayant une importance internationale, on pensait que des étrangers seraient moins remarqués. Pourtant, les prêtres ne tardèrent pas à mettre leurs ouailles en garde par la voix des ondes contre ce couple qui allait de porte en porte. Il était facile d’identifier frère et sœur Taylor. Lui était étranger, elle, espagnole, et c’était elle qui parlait la plupart du temps.

Très rapidement la police entra en action et arrêta les Taylor. On les emmena au poste de police où ils furent interrogés pendant toute une journée, sans qu’il leur soit permis de prendre quelque nourriture. Quand on les relâcha, on garda leur passeport en les priant de se présenter au commissariat tous les mardis et tous les samedis. Quand Ron porta l’affaire devant le consulat britannique, son passeport lui fut rendu et on lui donna quinze jours pour quitter le pays.

À la suite de cela, Ron et sa femme Rafaela servirent à Gibraltar pendant deux ans. Là, ils jetèrent les bases d’une congrégation qui comptait vingt-cinq proclamateurs lorsqu’ils partirent. Finalement, les pressions du clergé anglican aboutirent et, en décembre 1961, on les pria de quitter Gibraltar en compagnie de Ray et de Pat Kirkup, un couple anglais qui était également venu servir là où le besoin était grand.

Les Taylor et les Kirkup furent nommés à Séville en janvier 1962. Il y avait déjà quatre pionniers spéciaux et seulement 21 proclamateurs pour une population de près d’un demi-million d’habitants. Il y avait donc beaucoup à faire. En 1963, Ron Taylor fut nommé surveillant de circonscription à Barcelone, et, quelque temps plus tard, Ray Kirkup reçut le même privilège. Au cours des années, on avait manqué de frères espagnols qualifiés pour assumer la fonction de surveillants de circonscription et de district, aussi avait-​on eu recours à des frères d’expression étrangère pour assumer ces charges.

LES MISSIONNAIRES DIPLÔMÉS DE GALAAD APPORTENT LEUR AIDE

Au cours de l’année de service 1958, Bob et Cleo Clay, un couple de missionnaires, quittèrent l’Espagne pour le Maroc; ainsi, pendant un mois ou deux, il n’y eut plus ici que deux missionnaires de l’École de Galaad. Mais en mars 1958, nous avons reçu des renforts avec l’arrivée de René et d’Elsie Vásquez et de deux frères célibataires, envoyés en vue d’établir, pour la première fois, un programme de visites des congrégations dans le cadre de l’activité de circonscription.

Au cours de l’année de service 1958, nous avons enregistré un accroissement de 33 pour cent. Nous avons dépassé pour la première fois le cap des 1 000 proclamateurs en août 1958, où 1 006 proclamateurs ont remis un rapport de service. Il avait fallu onze ans (à dater de la reprise de l’œuvre en 1947) pour atteindre ce résultat. Mais seulement trois ans plus tard, nous étions 2 000 proclamateurs, et deux années plus tard, nous dépassions le chiffre de 3 000 proclamateurs. En 1969, le nombre total de Témoins actifs atteignait près de 9 000 proclamateurs. Depuis lors, l’accroissement a fait boule de neige, si bien que les territoires qui dépendent de la filiale espagnole comptent 40 000 prédicateurs du Royaume.

AUX ÎLES CANARIES ON COMMENCE À CHANTER LES LOUANGES DE JÉHOVAH

Au large de la côte occidentale de l’Afrique s’étend un groupe de treize îles qui fait partie du territoire espagnol; sept d’entre elles forment les îles principales des Canaries, à savoir Tenerife, La Palma, Gomera, Hierro, Gran Canaria, Lanzarote et Fuerteventura. En 1958, la population de l’archipel était d’environ 940 000 habitants.

Quand la vérité pénétra-​t-​elle dans ces îles après la guerre civile? Ce fut en 1958, quand une personne bien disposée de Barcelone s’y installa. En septembre de la même année, Carl Warner se rendit là-bas en tant que surveillant de circonscription; il fut le premier Témoin de Jéhovah à prononcer un discours biblique. L’assistance était de six personnes. C’était un faible début, mais c’en était un. Cela se passait à Las Palmas de Gran Canaria, capitale de la province. Carl demanda que des pionniers spéciaux soient envoyés là-bas. Cela ne fut pas possible dans l’immédiat, mais l’aide n’allait pas tarder à venir d’ailleurs.

Au cours de l’assemblée internationale tenue à New York en 1958, assemblée qui avait pour thème “La volonté divine”, frère Knorr encouragea les assistants à servir là où le besoin est grand. Une famille danoise, les Gjedes, prit à cœur cette exhortation. Cette famille de trois personnes décida alors de quitter le Danemark et de s’installer aux Canaries. John, leur fils de vingt et un ans, arriva le premier en février 1959, pour préparer la venue de ses parents. Il fut ravi de rencontrer Irvin People, un frère américain qui était déjà là pour les mêmes raisons. Au début, ils habitèrent tous deux chez une famille bien disposée pour la vérité qui s’était installée aux Canaries.

Au départ, les frères avaient le même problème: celui de la langue. Il fut résolu de façon tout à fait fortuite. Un jour qu’ils cherchaient l’adresse d’une personne à visiter, ils arrêtèrent un homme dans la rue pour lui demander leur chemin. Or, cet homme était professeur et propriétaire d’une école. Ils ont engagé une conversation avec lui et ont appris qu’il avait besoin d’un professeur pour enseigner l’anglais dans son école. Les frères, quant à eux, cherchaient quelqu’un qui puisse leur enseigner l’espagnol. Ils firent donc un arrangement. Cet homme leur enseignerait l’espagnol et eux enseigneraient l’anglais dans son école. Un champ d’activité s’ouvrait ainsi à Irvin et à John, ce qui leur permit d’amener à la vérité la famille Suárez, dont la fille Angelines est devenue plus tard pionnier spécial.

Un autre événement donna un nouvel essor à notre œuvre aux îles Canaries. En avril 1959, José Orzáez épousa à Madrid Pilar (Pili) Benito; au mois de mai, autrement dit le mois suivant, ils servaient comme pionniers spéciaux dans les îles.

À son arrivée à Las Palmas, José Orzáez se rendit compte que le groupe était sous la coupe d’un homme handicapé physiquement, qui avait reçu pour la première fois le témoignage à Barcelone. Cet homme enseignait ses idées personnelles vaguement tirées des publications de la Société. Quand José commença à conduire les réunions selon les règles, cet homme et sa femme quittèrent la vérité. C’est là l’exemple classique et fréquent d’une personne qui veut se donner de l’importance et qui désire être exaltée pour ses enseignements. Comme cela arrive très souvent, quand cet homme comprit qu’on n’appréciait pas son attitude pleine de suffisance, il abandonna la vérité et retourna aux choses qu’il avait laissées, cela malgré l’aide qu’on lui apporta.

Entre-temps, les parents de John Gjedes étaient arrivés aux îles Canaries. L’activité du groupe était bonne grâce à l’exemple des pionniers spéciaux; ainsi, de six proclamateurs, ils étaient passés à 21 en avril 1960, et en décembre ils atteignaient un maximum de 29 proclamateurs. Évidemment, leurs adversaires n’ignoraient rien de l’activité des pionniers, aussi se manifestèrent-​ils en décembre 1960.

LA POLICE FAIT IRRUPTION DANS UN FOYER OÙ SONT RÉUNIS DES ÉTUDIANTS DE LA BIBLE

La nuit du 24 décembre 1960, dix-sept frères et personnes bien disposées s’étaient réunis pour étudier la Bible à Las Palmas de Gran Canaria. Parmi eux se trouvaient José Orzáez, sa femme Pili, leur petite fille de trois mois et le surveillant de circonscription, Salvador Adriá. À 20 h 30, cinq policiers firent irruption dans l’appartement, mais ils gardèrent leur arme dans leur poche. Plein de hargne, l’un d’eux dit à José Orzáez, le maître de maison, qu’il avait pour habitude de se présenter dans de telles réunions l’arme au poing.

La police ne se contenta pas de faire irruption dans l’appartement, elle encercla aussi l’immeuble. On aurait dit qu’elle avait mis la main sur un groupe d’anarchistes ou de communistes clandestinement réunis, alors qu’il s’agissait d’un groupe paisible d’étudiants de la Bible.

Comme le savent tous les policiers, quand on se trouve en présence d’un criminel, la première chose à faire est de le désarmer. C’est ce qui fut fait: les policiers confisquèrent toutes les Bibles. Puis, ils prirent le nom de tous les enfants et les renvoyèrent chez eux. Enfin, ils emmenèrent au commissariat de police les quatorze adultes ainsi que la toute petite fille de José. On ne leur donna aucune nourriture cette nuit-​là ni le lendemain matin, en dépit des cris du bébé qui avait faim. Les agents restèrent sourds aux appels des frères qui les priaient de libérer la mère et le nourrisson.

Lorsqu’on arrête un criminel, on prend ses empreintes digitales. Les agents prirent donc les empreintes des quatorze frères, épargnant le bébé. Après avoir passé dix-huit heures sans dormir et sans manger, les Témoins furent libérés, à l’exception de José Orzáez et de Salvador Adriá, le surveillant de circonscription. Ils furent jetés dans une cellule sombre et infecte où il n’y avait qu’un banc de pierre. Les deux frères se mirent alors à prier en commun. Le soir, à vingt heures, on les conduisit au tribunal; ils n’avaient toujours pas mangé. En fait, ils n’avaient pris aucune nourriture depuis vingt-quatre heures. Finalement, à 23 heures, ils furent soumis à un interrogatoire qui dura trois heures. Les questions étaient posées par le juge, son secrétaire et le procureur; toutes visaient à établir que José avait été envoyé aux îles Canaries en tant que chef pour poser les fondements de la “secte”. En outre, ils insinuaient que l’activité des Témoins était subversive.

Après l’interrogatoire, on conduisit les frères dans une petite cellule dépourvue de lit, où il y avait déjà trois hommes qui dormaient allongés sur le sol. Le lendemain matin, ils furent transférés à la prison provinciale et mis au secret dans des cellules infestées de parasites. On refusa de leur donner une Bible, néanmoins, seul dans sa cellule, José se livra à la méditation. Il se demandait comment les 29 proclamateurs du groupe allaient réagir après cette attaque.

Qu’est-​ce qui avait bien pu inciter la police à agir ainsi, non seulement aux îles Canaries, mais dans de nombreuses autres régions d’Espagne? Normalement, la police n’aurait pas agi de la sorte de sa propre autorité, car elle a à s’occuper de choses bien plus importantes. Mais en ce qui nous concerne, les prêtres ont averti les évêques de l’activité déployée par les Témoins de Jéhovah; à leur tour, les évêques ont fait pression sur le gouverneur civil qui, lui, a fait intervenir la police. Le haut clergé a également informé le ministère de l’Intérieur, qui a donné des instructions à tous les commissariats de police du pays. Il existe effectivement des documents officiels attestant que les choses se sont bien passées ainsi, et que la police a été incitée à arrêter ce groupe paisible d’étudiants de la Bible de Las Palmas de Gran Canaria et à agir contre le peuple de Dieu dans toute l’Espagne.

ISSUE DE L’AFFAIRE ORZÁEZ

José Orzáez fut détenu pendant tout le temps que dura son interrogatoire, puis il fut relâché. De retour chez lui, il constata que le groupe d’étudiants de la Bible était en bonne condition spirituelle et que l’on avait pris soin de sa femme et de sa toute petite fille durant son absence. Étant démuni d’argent, frère Orzáez avait été libéré sans le paiement d’une caution, mais son jugement ne devait pas avoir lieu avant octobre 1961.

Entre-temps, l’article intitulé “L’Inquisition revit en Espagne” était publié dans le périodique Réveillez-vous!, éditions anglaise et espagnole du 8 septembre 1961. Vers la fin de septembre, José était de nouveau convoqué au poste de police. Quelle en serait la raison cette fois? Il n’allait pas tarder à être fixé, car un agent se mit à lui lire l’article dont nous venons de parler. Que les agissements de la police soient ainsi rendus publics la mettait en grande colère; José fut accusé de mensonge. Il commença à souhaiter que la terre l’engloutisse. Les six agents qui se tenaient devant lui étaient dans une telle fureur que José ne pensait pas sortir vivant du commissariat. Toutefois, au fil de l’interrogatoire, il comprit tout à coup que cet article allait être pour lui une protection. En effet, les agents hésitaient à mettre la main sur lui de peur que leurs actions soient publiées dans un autre numéro de Réveillez-vous!

À un moment donné, les agents lui dirent que l’allusion faite dans l’article à un bébé de trois mois était mensongère. Avec calme José répondit qu’il pouvait en certifier l’exactitude, étant donné qu’il était, lui, le père de l’enfant. José est bel et bien sorti vivant de l’épreuve, et il était heureux de voir que la police se trouvait désormais dans l’obligation de témoigner plus de respect pour l’organisation de Jéhovah.

En octobre 1961 José passa en jugement; le tribunal se composait de trois juges, l’un d’entre eux assumant la fonction de président. Bien que l’affaire n’eût fait l’objet d’aucune publicité dans les journaux, la salle d’audience était comble; il y avait là des frères, des personnes bien disposées, des hommes de loi, des médecins et d’autres gens. Plus de soixante personnes ont assisté au procès.

Le ministère public essaya de prouver que frère Orzáez était le “chef” du groupe d’étudiants de la Bible de Las Palmas de Gran Canaria, mais les témoins présentés par la défense ont refusé de voir en lui leur chef. En outre, dans sa plaidoirie finale, l’avocat de la défense s’est référé à la Déclaration espagnole des droits des citoyens et a également rappelé qu’il est permis de tenir des réunions groupant jusqu’à vingt personnes, sans qu’il soit nécessaire de solliciter une autorisation préalable. Quant à l’accusation de prosélytisme portée contre frère Orzáez, l’avocat de la défense la réfuta en citant de nouveau la Déclaration qui, selon l’article 12, garantit la liberté d’expression; cet article fut d’ailleurs lu avec l’intonation appropriée.

En dépit du plaidoyé long et raisonné de la défense, qui, de l’avis général, avait gagné l’acquittement, un verdict de culpabilité fut prononcé, et frère Orzáez fut condamné à trois mois de prison. Le cas fut néanmoins soumis à la Cour suprême.

Deux ans et quatre mois plus tard, l’affaire José Orzáez fut finalement jugée par la Cour suprême. Dans l’intervalle, d’autres affaires, pour lesquelles on avait interjeté appel, s’étaient accumulées en raison d’une terrible vague de persécution qui a déferlé sur l’Espagne de 1960 à 1966.

UNE DÉCISION ENCOURAGEANTE

Le 2 mars 1964, la Cour suprême a tenu une audience publique dans une salle où se pressaient quelque deux cents personnes de différentes nationalités. Beaucoup d’autres attendaient dehors la décision du tribunal.

Dans sa plaidoirie finale, l’avocat de la défense a, entre autres choses, souligné que la loi du 15 juin 1880 relative aux réunions était toujours en vigueur. Selon l’article 2, on entend par réunion publique un rassemblement de plus de vingt personnes; c’est seulement lorsque ce chiffre est dépassé que l’on est tenu de demander l’autorisation de se réunir, pour autant que ces réunions soient conformes à la loi. L’avocat souligna que les Témoins de Jéhovah de Las Palmas se sont toujours efforcés de se conformer à cette loi. Par ailleurs, il précisa que les “associations illégales” sont celles qui ont pour objectif de porter atteinte à la sécurité de l’État; or les réunions des Témoins de Jéhovah ont pour objet de lire et de commenter la Bible. Il a également démontré que les Témoins de Jéhovah enseignent que quiconque porte atteinte à la sécurité de l’État se rebelle en réalité contre Dieu et qu’un tel individu ne pourra jamais être Témoin de Jéhovah.

En résumé, la défense souligna que dans l’affaire en question il y avait eu violation de l’article 6 de la Déclaration espagnole des droits des citoyens, car l’État garantit que “nul ne sera inquiété pour ses croyances religieuses ou pour la pratique en privé de son culte”. Or, frère Orzáez a non seulement été “inquiété” par la police, mais il a été jugé et condamné pour avoir enseigné la Bible à un groupe de dix-sept personnes qui tenaient une réunion.

Ce fut au tour du procureur de présenter ses arguments. Après avoir brièvement résumé la plaidoirie de la défense, le procureur mit la salle en émoi lorsqu’il déclara: “Je me joins à la défense pour réclamer l’acquittement.”

Quelle a été la décision de la cour? La voici: “Il est de notre devoir de disculper José Orzáez Ramírez du crime dont il a été accusé, à savoir tenir des réunions illégales. C’est pourquoi nous l’acquittons avec exonération des frais.”

Cette décision prise en 1964 encouragea grandement nos frères et sœurs espagnols. Elle fortifia particulièrement les fidèles pionniers spéciaux qui, au cours des quatre années précédentes, avaient subi le plus fort de l’attaque. Cette décision porta également un coup à l’intolérance religieuse pratiquée dans de nombreuses provinces espagnoles, où les Témoins de Jéhovah avaient été arrêtés, incarcérés et condamnés à des amendes pour avoir pris part à une étude de la Bible en groupe. Elle établit en outre un précédent qui soutient le droit des Témoins de Jéhovah de se réunir en privé afin d’étudier la Bible.

UNE OPPOSITION ACHARNÉE

Le ministère de l’Intérieur n’avait toutefois pas renoncé à faire disparaître les Témoins de Jéhovah du territoire espagnol; aussi, le 24 février 1966, une nouvelle circulaire fut envoyée à tous les gouverneurs de province. Comme le système des amendes (s’élevant au moins à 2 500 pesetas, soit environ 17 500 F) n’avait pas eu l’effet désiré, le ministère de l’Intérieur, après avoir consulté le ministère de la Justice, recommanda la ligne de conduite suivante:

“En conséquence, je prie votre Excellence, sur l’ordre de son Excellence le ministre de l’Intérieur, de déférer en justice, devant les tribunaux chargés de la répression des crimes et du vagabondage, les membres de ladite secte qui seraient pris à se livrer à de telles activités; il appartiendra à ces tribunaux de trouver un chef d’accusation, ceci sans préjuger des poursuites et sanctions pour des délits commis consécutivement à ce prosélytisme et sans préjuger des mesures de sécurité que les tribunaux pourraient prendre en passant un jugement.” C’était là un ultime effort pour faire cesser l’activité de prédication déployée par les Témoins de Jéhovah et pour mettre un terme à leur œuvre au moyen de l’intimidation. Vraiment, cette décision donnait “forme au tourment par décret”. — Ps. 94:20.

LES TÉMOINS MAINTIENNENT LEUR NEUTRALITÉ CHRÉTIENNE

Outre qu’ils devaient faire face à l’opposition religieuse et autre, les Témoins de Jéhovah, soumis au régime de l’époque, ont dû affronter des problèmes impliquant la neutralité chrétienne (Jean 15:19). En étudiant individuellement la Bible, de nombreux jeunes Témoins ont compris que selon Ésaïe 2:4 et d’autres passages des Écritures, il leur fallait observer une stricte neutralité vis-à-vis des affaires des nations. Lorsqu’on abordait cette question avec eux, ils affirmaient avoir pris leur décision en accord avec leur conscience éclairée par leur étude individuelle de la Parole de Dieu. C’était un choix personnel. Pendant quelque temps, les autorités espagnoles n’ont pas compris la raison qui les poussait à adopter une attitude neutre, aussi, certains de ces frères ont été soumis à de durs traitements. Toutefois, depuis quelques années les autorités se montrent plus tolérantes et plus compréhensives à l’égard de ces chrétiens consciencieux. Au fil des années, la fidélité de ces jeunes Témoins devant l’épreuve a été une source d’encouragement pour leurs frères. Nous sommes heureux maintenant de vous citer quelques faits relatifs à ces chrétiens intègres.

En février 1958, Jesús Martín de Madrid a été affecté à Melilla, une enclave espagnole au Maroc, pour y faire son service militaire. Ayant décidé de garder sa neutralité chrétienne, Jesús fut brutalement battu et jeté dans une prison militaire connue sous le nom de Rostrogordo (grosse figure). Là, il subit un traitement cruel sur l’ordre du lieutenant général qui assumait alors la fonction de chef militaire et d’autorité civile de la garnison de Melilla. Un autre personnage “inoubliable” était le chef de la prison militaire, un tyran brutal et despotique.

Au bout de huit jours de prison, Jesús Martín fut frappé à coups de cravache sans discontinuer pendant vingt minutes, on l’insulta et lui donna des coups de pied jusqu’à ce qu’il tombe finalement à terre, à demi inconscient. Comme si cela ne suffisait pas, avec sa botte le capitaine appuya sur la tête de Jesús, jusqu’à ce que le sang se mit à couler. Ramené dans le bureau du capitaine, Jesús fut informé qu’il serait ainsi battu tous les jours, et la brute qui avait le grade de capitaine le menaça également de mutilation.

Plus tard, dans sa cellule souterraine, Jesús pria Jéhovah pour qu’il l’aide et l’affermisse. Dans son cachot, le jeune homme n’avait personne à qui parler, à l’exception des rats. Chaque jour, Jesús était conduit sous la menace du fusil à son lieu de travail où, pendant huit heures, il cassait des pierres à l’aide d’une pioche; travail inutile destiné à le démoraliser.

La menace de le battre tous les jours fut-​elle mise à exécution? Le lendemain de la scène avec le capitaine, Jesús reçut de l’huile d’olive pour soigner ses blessures et l’on banda sa tête. Puis il fut conduit pour la seconde fois sur les lieux du supplice; un caporal avait été désigné pour le battre et le capitaine était venu s’assurer que le châtiment était correctement infligé. Ce traitement barbare souleva même l’indignation des gardes et d’autres soldats. Jesús se demandait s’il pourrait vraiment supporter ce traitement chaque jour et sa détermination commençait à faiblir.

Le troisième jour, Jesús fut conduit sur son lieu de travail habituel pour casser des pierres; mais au milieu de la matinée, il fut de nouveau appelé au bureau du capitaine. À son grand soulagement, il y trouva un juge militaire, venu pour enquêter et entamer une action en justice contre lui. Voyant les bandages et les marques de coups, il demanda ce qui s’était passé. Jesús hésitait à répondre, car il craignait des représailles; mais il finit par lui dire la vérité. Le juge lui promit qu’il ne serait plus battu. C’était là la réponse à ses prières de la veille. Au cours des six années qu’il passa ensuite en prison, Jesús n’a jamais plus été maltraité. Il avait acquis la certitude que Jéhovah entend la prière des fidèles. — Prov. 15:29.

Après avoir passé quinze mois en Afrique, Jesús Martín fut transféré à la prison d’Ocaña, en Espagne. On notera que Jesús fut condamné à quinze ans de prison pour désobéissance et à quatre ans pour sédition, le tribunal ayant décrété que d’autres Témoins avaient pu être influencés par son exemple. Ainsi, il fut condamné à dix-neuf ans de prison pour avoir refusé d’accomplir dix-huit mois de service militaire! Par la suite, il fut encore condamné à trois ans d’internement à la prison de Rostrogordo pour refus d’obéissance, ce qui représente au total vingt-deux années de prison. Signalons en passant que sa condamnation à quinze ans de prison est la plus longue jamais prononcée en Espagne pour un cas de neutralité.

EN PRISON, LES TÉMOINS SE MAINTIENNENT EN BONNE CONDITION SPIRITUELLE

Quoique détenu à Ocaña, Jesús Martín jouissait de certains avantages. Au début, le personnel pénitentiaire, qui avait lu les rapports le concernant, le considérait comme un détenu particulièrement rebelle. Mais ils finirent par se rendre compte que c’était en réalité un prisonnier modèle, si bien qu’il devint le comptable de la prison chargé d’établir le bulletin de paye de tous les détenus qui étaient employés dans les différents ateliers de la prison. Certains mois, un demi-million de pesetas (environ 3 500 000 francs à l’époque) passaient entre les mains de Jesús.

À la prison d’Ocaña, Jesús avait la possibilité de recevoir la visite de ses parents, bien qu’il ne fût pas autorisé à passer plus de quinze minutes à chaque fois avec eux. Comment se maintenait-​il en bonne santé spirituelle? Il ne pouvait avoir en sa possession aucune des publications de la Société Watch Tower, mais il avait la Bible de Nácar-Colunga. Songez donc qu’il lui est arrivé de lire cette traduction d’un bout à l’autre — livres apocryphes et commentaires compris — en vingt jours seulement!

Jesús avait appris que d’autres chrétiens avaient également adopté une position de stricte neutralité, et il priait pour que l’un de ces frères soit envoyé dans sa prison. Au bout de quatre années de quasi-isolement, ses prières furent exaucées avec l’arrivée à Ocaña d’Alberto Contijoch. Tous deux se mirent donc à étudier ensemble et à prêcher plus ouvertement dans la prison. En fait, ils préparèrent leur “troisième” édition du manuel biblique “Que Dieu soit reconnu pour vrai!”. Le nouveau venu était chargé de la rédaction, car il avait encore bien en mémoire le contenu du livre, tandis que Jesús corrigeait et adaptait le texte.

En 1961, un troisième chrétien, Francisco Díaz Moreno, arriva à la prison d’Ocaña. Les trois jeunes gens s’arrangèrent pour obtenir un exemplaire de la brochure “Cette bonne nouvelle du Royaume”, et Jesús en fit des copies à l’aide de la machine à écrire dont il disposait dans son bureau. À un moment donné, ils conduisaient quinze études bibliques avec d’autres détenus.

Ces chrétiens neutres étaient si avides de nouveaux écrits bibliques qu’ils prenaient des risques pour se les procurer. Jugez-​en vous-​même. Cela se passait le 24 septembre 1963, le jour de la fête de “Notre-Dame des Miséricordes”, médiatrice catholique pour les prisonniers et les captifs. En ce jour de fête spécial, un plus grand nombre de visiteurs étaient autorisés à voir les détenus. Donc, José et Pili Orzáez se rendirent à la prison, accompagnés de leur petite fille de deux ans, Ester Lidia. En tant que “nièce” de Jesús, elle fut autorisée à entrer et à lui remettre un colis de vêtements dans lequel il y avait également deux livres de la Société. Une autre fois, les parents de Jesús lui envoyèrent le livre “Assurez-​vous de toutes choses” en anglais, mais l’administrateur de la prison refusa de le lui remettre, disant qu’on ne confie pas une mitraillette aux voleurs qui attaquent les banques.

En 1963, le groupe de chrétiens neutres de la prison d’Ocaña passa de trois à quatre, avec l’arrivée d’Antonio Sánchez Medina. Il avait déjà connu les tribulations de la prison ailleurs, et avant de pouvoir rejoindre les trois autres Témoins, il a été isolé pendant trente jours. Bien qu’il lui fût impossible de communiquer, Antonio avait trouvé un moyen de donner le témoignage sans parler. Lorsqu’un prisonnier manifestait de l’intérêt pour la vérité, Antonio lui donnait à faire des mots croisés bibliques. À l’aide de différentes grilles de mots croisés, Antonio amenait le prisonnier à faire des recherches dans sa Bible.

Vers la fin de sa première période d’isolement de trente jours, Antonio connut une déception. Alors qu’il était emprisonné à Saragosse, il avait rédigé une lettre au sujet d’un prisonnier bien disposé à l’égard de la vérité, lettre qu’il avait cachée dans son matelas, attendant l’occasion de la faire sortir de la prison pour qu’elle soit remise aux frères de l’extérieur. Or, sa cellule avait été fouillée et la lettre découverte. Bien qu’il fût à Ocaña, il n’allait pas échapper à la punition; on le condamna à passer vingt jours en cellule disciplinaire, uniquement parce qu’il avait écrit cette lettre et fait du prosélytisme.

Antonio fut conduit jusqu’à une sorte de tunnel où se trouvaient des cellules froides et sombres. On l’enferma dans l’une d’elles; il n’y avait qu’une cuvette pour la toilette, des waters, une assiette en aluminium et une cuillère. Le soir on lui apporta un matelas et deux couvertures sales. Il ne pouvait ni lire ni écrire. Comment allait-​il donc supporter ces vingt jours d’ennui? Tout simplement en faisant des mots croisés. Mais il n’avait ni papier ni crayon. Qu’à cela ne tienne, il allait casser l’une des poignées de l’assiette et s’en servir pour écrire sur les carreaux qui recouvraient le sol, lequel devint une gigantesque grille de mots croisés. Antonio fut si absorbé dans ses recherches sur des personnages et des passages de la Bible que ces vingt jours passèrent comme l’éclair.

Incontestablement, il y a de nombreuses façons de se maintenir en bonne condition spirituelle. À présent, les quatre chrétiens neutres détenus à Ocaña disposaient de quelques périodiques et autres écrits. Toutefois, ces publications devaient être soigneusement cachées et lues en secret. À cette fin, ils disposaient d’un jeu d’échecs à fond double dans lequel ils dissimulaient leurs écrits.

DES RÉUNIONS SONT TENUES EN SECRET

Les quatre chrétiens neutres de la prison d’Ocaña étaient pleinement conscients de la nécessité de se réunir pour étudier la Bible (Héb. 10:24, 25). Ils s’arrangèrent donc pour tenir chaque semaine des réunions, en prenant, bien sûr, de grandes précautions.

À Ocaña, les dortoirs contenaient des couchettes superposées, disposées en rangées parallèles, chaque dortoir abritant quatre-vingts prisonniers. Les quatre Témoins occupaient quatre couchettes côte à côte. Ainsi, tandis que l’un d’eux occupait la couchette du dessus, guettant la venue éventuelle des gardes, les trois autres s’asseyaient sur les couchettes du bas, présentant de leur mieux la partie du programme de la réunion qui leur avait été confiée. Avec le bruit que faisaient les autres prisonniers et la musique ou les matchs de football diffusés par les haut-parleurs situés au-dessus de leur tête, il n’était pas facile de discuter de sujets bibliques. Mais ces jeunes gens réussirent néanmoins à tenir leurs réunions; c’est également dans ces circonstances qu’ils ont célébré le Mémorial de la mort de Jésus Christ en 1962.

L’HEURE DE LA LIBÉRATION SONNE ENFIN — POUR L’UN D’EUX

Au cours de l’été 1964, Jesús Martín se retrouva de nouveau seul à Ocaña, les trois autres chrétiens l’ayant quitté en 1963. Francisco Díaz Moreno avait purgé sa peine et devait se rendre à une nouvelle convocation, à El Aaiún cette fois, dans le Sahara espagnol. Il en était de même pour Antonio Sánchez et Alberto Contijoch. Toutefois, avant de se séparer, ils avaient décidé d’utiliser une autre tactique. Tous les quatre demanderaient leur libération conditionnelle. Lorsque le condamné a eu une bonne conduite, il obtient trois mois de liberté par année de prison ferme.

La requête des trois compagnons de Jesús Martín fut rejetée; par contre, la sienne fut accordée. Il allait donc bénéficier de vingt-cinq mois de liberté provisoire, puis il lui faudrait se présenter de nouveau aux autorités militaires. Ainsi, en août 1964 Jesús sortit de prison après avoir purgé six ans et six mois de sa peine. Pour une raison inconnue, il ne reçut jamais d’autre convocation.

DES JEUNES GENS NON BAPTISÉS SE MONTRENT FIDÈLES

Francisco Díaz Moreno était depuis un an à Ocaña lorsque sa seconde condamnation prit fin; en janvier 1964 il était temporairement libéré pour deux mois, en attendant de passer pour la troisième fois devant le tribunal militaire. Il en profita pour se fortifier spirituellement avant d’être envoyé au Sahara. En avril 1964, Francisco fut affecté à un camp disciplinaire appelé La Sagia, en plein cœur du désert, où se trouvaient déjà Alberto Contijoch et Juan Rodriguez. Il est intéressant de savoir que Juan se trouvait déjà en prison depuis trois ans pour avoir adopté une position de stricte neutralité, et cela sans être un Témoin de Jéhovah baptisé. Il avait embrassé la vérité biblique avant même d’avoir eu l’occasion de se faire baptiser en symbole de l’offrande de sa personne à Dieu.

Dans l’une des prisons où Juan avait été incarcéré, entre autres tribulations on avait cherché au moyen de la tromperie à lui faire violer sa neutralité. Un jour, l’aumônier de la prison — naturellement un prêtre catholique — dit à Juan qu’un autre Témoin allait lui rendre visite pour lui apporter les dernières instructions de la Société.

Comme annoncé, un jeune homme en uniforme de marin se présenta comme Témoin de Jéhovah. Juan, le marin et le prêtre venaient à peine de commencer leur entretien que le marin “Témoin de Jéhovah” sortit un paquet de cigarettes et en offrit à Juan. Celui-ci demanda alors au “frère” quels livres il avait lus; le marin cita Les feuilles vertes et d’autres titres dont Juan n’avait jamais entendu parler. Lorsque plus tard le prêtre revint seul voir Juan, celui-ci lui dit que la prochaine fois qu’il aurait l’intention de lui amener un Témoin, il ferait bien de veiller à ce qu’il soit authentique.

Tandis que Francisco, Alberto et Juan se trouvaient à La Sagia et attendaient leur transfert à El Aaiún, les deux frères décidèrent de baptiser Juan dans l’un des puits situés à l’extérieur du camp. Malheureusement, la permission de sortir du camp leur fut refusée. Comment allaient-​ils donc baptiser Juan dans ce désert aride? Dans le camp, il y avait un grand réservoir d’eau muni de deux ouvertures, l’une pour le remplir et l’autre pour prendre de l’eau à l’aide d’un seau. Seulement voilà, il n’y avait que quinze centimètres d’eau dans ce réservoir.

La nuit du 19 avril 1964, les trois jeunes gens étaient déjà dans leur tente lorsqu’ils entendirent arriver le camion-citerne. Ainsi, le réservoir allait être rempli — et il y aurait même assez d’eau pour noyer quelqu’un. Vous devinez la suite; après une brève discussion biblique les trois jeunes gens se glissèrent en silence jusqu’au réservoir où Juan Rodriguez fut baptisé.

ILS ENDURENT FIDÈLEMENT À EL AAIÚN

Finalement, après bien des péripéties, y compris une période d’emprisonnement à Hausa, un poste encore plus avancé dans le désert, les quatre chrétiens neutres — Alberto Contijoch, Francisco Díaz Moreno, Antonio Sánchez Medina et Juan Rodriguez — se retrouvèrent à la prison d’EI Aaiún. Là, l’horizon était très limité; en effet, la prison comprenait un bâtiment rectangulaire dont les portes des cellules s’ouvraient sur le mur d’enceinte hérissé de fils de fer barbelés et de débris de verre. À chaque coin de ce mur il y avait un poste de surveillance avec des sentinelles munies d’armes automatiques. Les cellules ne mesuraient que deux mètres sur trois et on y enfermait deux ou trois prisonniers. Une heure d’exercice seulement était prévue le matin et l’après-midi. Mais la chaleur était plus supportable à El Aaiún qu’en d’autres endroits du désert, car la prison était située à vingt-cinq kilomètres de la mer, dont l’influence sur le climat était appréciable.

Au début, les quatre chrétiens avaient la possibilité de prêcher, de conduire des études bibliques et de tenir des réunions. Par exemple, Francisco a eu la possibilité de s’entretenir avec un jeune condamné à mort pour incitation au meurtre et dont la sentence avait été commuée en trente années de prison. Un jour, celui-ci s’efforça de parler à Francisco pour lui dire que sa mère lui avait envoyé une Bible. Sa mère ainsi que sa tante appartenaient à l’Église évangélique protestante. Avec tact, Francisco se servit de sa Bible pour lui parler du nom de Dieu, et, le jeune homme ayant manifesté de l’intérêt, une étude biblique fut commencée à l’aide du livre “Que Dieu soit reconnu pour vrai!”. Quelques semaines plus tard, le jeune condamné était transféré à la prison Santa Catalina de Cadix, dans le sud-ouest de l’Espagne; mais la vérité était déjà à l’œuvre dans son cœur. Il continua de progresser et fut finalement baptisé. Maintenant sa mère et sa tante sont, elles aussi, des Témoins baptisés. Ainsi, c’est en captivité que Marcelino Martínez a trouvé la vraie liberté.

À un moment donné, quinze études bibliques étaient conduites avec des détenus de la prison d’El Aaiún. C’est alors que les autorités sont intervenues et ont séparé les Témoins des autres prisonniers. Même l’horaire de leurs séances d’exercice fut modifié pour qu’il ne coïncide pas avec celui des autres. Aucune occasion de faire du “prosélytisme” ne leur serait donnée.

DE NOUVELLES TACTIQUES SONT ADOPTÉES

Au bout de quatre ou cinq années de prison, et comme les autorités n’avaient toujours pas pris de décision à leur égard, les chrétiens neutres incarcérés se sont mis à étudier le code pénal militaire afin de mieux défendre leur position. Ils entreprirent donc d’écrire des lettres à tous les ministres du gouvernement, afin d’attirer l’attention des autorités sur leurs cas. Ces Témoins neutres étaient virtuellement condamnés à la prison à vie, alors qu’un meurtrier reconnu coupable pouvait être remis en liberté après seulement sept années d’emprisonnement.

L’une des difficultés résidait dans le fait qu’on ne permettait pas aux Témoins qui comparaissaient devant un tribunal militaire de faire des déclarations appropriées qui puissent être incluses dans la minute du jugement. Francisco Díaz Moreno décida de changer cela. Il avait lu dans le code pénal militaire que les déclarations finales du prisonnier devaient être portées sur la minute du jugement. Aussi, lorsque son tour arriva de passer devant le tribunal militaire d’El Aaiún, il attendit que le procureur et l’avocat de la défense aient présenté nerveusement leurs plaidoiries respectives, puis, quand il fut prié de se lever et qu’on lui demanda s’il avait quelque chose à ajouter, Francisco répondit:

“Oui, votre Honneur”, et il se mit à lire la déclaration qu’il avait préparée. À plusieurs reprises le président chercha à interrompre sa lecture; finalement voyant la détermination de Francisco, il l’appela à la barre. “Que voulez-​vous, jeune homme?” lui dit-​il. Francisco répondit qu’il désirait simplement que sa déclaration soit officiellement enregistrée sur la minute du jugement. “Eh bien, nous verrons cela et nous étudierons la question”, lui dit le président.

“Veuillez m’excuser, votre Honneur, dit Francisco, il ne s’agit pas d’étudier la question, mais bien plutôt d’inclure mes déclarations dans la minute du jugement, faute de quoi le jugement n’est pas valable.”

Lorsque le président se rendit compte qu’il n’y avait aucune échappatoire possible, il fléchit et fit verser au dossier la déclaration écrite de Francisco. À la suite de cela, il fut permis aux chrétiens neutres de faire de telles déclarations devant le tribunal militaire d’El Aaiún.

LA PRISON MILITAIRE DE RISCO — ET SON COMMANDANT

L’établissement pénitentiaire le plus terrible pour les chrétiens neutres était la prison militaire de San Francisco del Risco, aux îles Canaries. Son commandant, un officier infâme, était surnommé “Pisamondongos”, expression assez crue qui signifie “écrabouilleur de tripes”. Il prenait un plaisir sadique à faire souffrir les détenus. Francisco Díaz Moreno resta quelque temps dans cette prison. À son arrivée, il découvrit que Fernando Marín et Juan Rodriguez étaient déjà là depuis plusieurs mois.

Francisco ne tarda pas à se trouver en face du commandant qui lui demanda: “Êtes-​vous Témoin de Jéhovah?” “Oui, Monsieur”, fut la réponse. “Encore un traître à la mère patrie!” tonna le commandant qui s’exprima ensuite dans un langage obscène. Il donna l’ordre de fouiller Francisco qui avait justement l’un de nos périodiques dans sa poche; l’écrit fut confisqué. Irrité par la lenteur de la fouille, le commandant finit lui-​même la besogne. Toutefois, il ne trouva pas l’autre périodique que Francisco avait caché sous la ceinture qu’il portait à même la peau. Ainsi, les exemplaires de La Tour de Garde contenant des idées nouvelles sur la résurrection pénétrèrent dans la prison.

Les trois Témoins furent enfermés ensemble dans une cellule et séparés des autres détenus auxquels il leur était interdit d’adresser la parole. Dans la cour de la prison, une ligne blanche avait été peinte sur le sol et il était interdit aux détenus de la franchir pour communiquer avec les frères par la fenêtre de leur cellule. Certains de ceux qui avaient tenté de parler à Fernando Marín au cours des neuf mois qu’il avait déjà passés dans cette prison avaient été cruellement battus. Ainsi séparés des autres prisonniers, les Témoins ne risquaient pas de se corrompre à leur contact! Heureusement, leur séjour à San Francisco del Risco allait bientôt prendre fin.

ACCROISSEMENT DANS LA CONGRÉGATION DE LA PRISON DE CADIX

En octobre 1965, Francisco fut transféré des îles Canaries à la prison Santa Catalina de Cadix. Au fil des années, cette prison était devenue célèbre au sein du peuple de Jéhovah, car le nombre des Témoins qui y étaient détenus s’était élevé jusqu’à atteindre la centaine. D’autre part, elle avait reçu la visite de centaines de frères venus encourager leurs compagnons dans la foi retenus captifs. En mai 1972, Grant Suiter et par la suite Leo Greenlees, tous deux membres du Collège central, eurent le privilège de prendre la parole devant cette grande congrégation. En fait, la congrégation de la prison était plus importante numériquement parlant que celle qui se réunissait au-dehors, dans la ville de Cadix.

Fait intéressant, au fil des années les frères incarcérés à la prison de Santa Catalina de Cadix ont pu reproduire le programme de toutes les assemblées de circonscription et de district. À l’occasion du mariage de l’un des détenus Témoin de Jéhovah, ils ont même pu recevoir des représentants de la presse étrangère. La publicité faite sur ce cas a attiré l’attention mondiale sur les failles du système législatif espagnol en rapport avec les objecteurs de conscience. D’autres mariages ont également été célébrés dans cette prison; toutefois, le premier fut celui de Francisco Díaz Moreno et de Margarita Mestre, qui furent unis en novembre 1967 par un juge civil.

Il ne faut cependant pas en conclure que les difficultés rencontrées à la prison Santa Catalina de Cadix étaient de peu d’importance. Par exemple, il arrivait souvent que l’on présentât aux détenus du boudin rouge, aliment que les Témoins ne pouvaient manger parce qu’ils étaient déterminés à respecter la loi de Dieu sur le sang (Gen. 9:3, 4). Mais les Témoins avaient fini par bien s’organiser, de sorte que des groupes de travail furent formés et que les frères purent gagner un peu d’argent pour acheter des denrées alimentaires acceptables. Ils avaient également établi un emploi du temps comprenant les réunions, l’étude de langues étrangères et d’autres activités. Ils prirent des dispositions pour donner le témoignage par correspondance, si bien que chaque mois un certain nombre d’entre eux étaient “pionniers de vacances”, comme on disait à l’époque. Grâce à ces différentes occupations, le temps passait plus vite dans ces prisons où filtraient parfois des lueurs d’espoir, qui s’éteignaient le plus souvent. La situation incertaine des frères à cette époque-​là n’était pas faite pour leur donner le moral, bien qu’ils fussent habitués aux déceptions.

Par exemple, en mars 1970 les journaux annoncèrent que le gouvernement préparait un projet de loi au sujet des objecteurs de conscience en vue de régulariser leur situation au moyen de mesures juridiques nouvelles. Cette nouvelle raviva l’espoir de nombreux frères en prison à cette époque. En septembre de la même année, la loi de recrutement fut examinée par le comité du Parlement espagnol. Les membres de ce comité prirent une décision sans précédent; ils renvoyèrent le projet de loi au gouvernement, le rejetant et demandant qu’il soit revu. Lorsque la nouvelle parvint dans les prisons, elle eut l’effet d’une douche froide et sapa le moral des frères. De nouveau, en 1971, le gouvernement tenta de présenter une loi plus stricte susceptible de satisfaire les éléments extrémistes de la commission de défense du Parlement. Lorsqu’il constata à quel point le projet de loi initial avait été modifié, il le retira pour supplément d’examen.

PREMIER CAS DE NEUTRALITÉ DANS LA PROVINCE BASQUE

Notre récit relatif à ces années que les chrétiens neutres ont passées en prison ne serait pas complet si nous ne parlions pas de l’intégrité d’Adolfo Peñacorada de Bilbao, dans la province basque, et d’Emilio Bayo de Logrono. Ils passèrent plusieurs années ensemble dans les prisons espagnoles.

Le 16 mars 1963, Adolfo Peñacorada se présenta à la caserne de Burgos, où son père avait fait son service militaire trente-cinq années auparavant. Les quatre premiers jours, aucun uniforme ne fut distribué, mais le cinquième jour, Adolfo eut un long entretien avec le colonel sur l’objection de conscience. Finalement, voyant que cette discussion ne mènerait à rien, le colonel changea de tactique, il se mit à crier sur Adolfo et donna des ordres pour qu’on le conduise au cachot. La prise de position neutre d’Adolfo devint le centre des conversations dans le cercle militaire de Burgos, ville fière de son histoire militaire et religieuse. Songez un peu, un homme avait eu l’audace de refuser l’habit militaire à Burgos!

Sous peine de punition, il était interdit aux soldats d’adresser la parole à Adolfo. Plusieurs officiers furent chargés de le faire changer d’avis, mais à chaque fois ils quittaient sa cellule tout pensifs, car il leur avait donné témoignage. Il avait affiché dans sa cellule le texte biblique suivant: “N’aie pas peur. Moi, je t’aiderai.” (És. 41:10, 13). Le nom Jéhovah fut à l’origine de nombreuses conversations. Quant à Adolfo, il mit vraiment toute sa confiance en Jéhovah.

Au fil des années, Adolfo entendit toutes sortes de remarques de la part des officiers. Par exemple, un lieutenant, capitaine auprès du colonel, déclara: “De l’avis général, Adolfo, vous êtes étonnant. Nous avons tout fait pour vous rendre la vie impossible; plus nous étions durs avec vous, plus vous étiez souriant, vous aviez toujours un mot aimable. (...) Vous me faites penser aux premiers chrétiens.”

Avec le temps, on fit entièrement confiance à Adolfo, au point que la porte de sa cellule restait ouverte; des soldats avaient l’habitude de venir lui poser des questions bibliques. L’un d’eux lui dit: “Je voudrais étudier la Bible. Je me suis rendu compte que votre religion est la vraie.”

L’un des gardes avait un tel désir de lire la Bible qu’il venait le faire dans la cellule d’Adolfo. À ce moment-​là, Adolfo “montait la garde” à la porte de sa cellule, au cas où quelqu’un viendrait les surprendre. Ainsi, le prisonnier gardait la sentinelle!

UN CHRÉTIEN NEUTRE ORIGINAIRE DE LOGRONO

En septembre 1963, Adolfo fut conduit au tribunal militaire pour y être jugé. Là, il rencontra Emilio Bayo, qui devait également passer en jugement. Ils se connaissaient déjà, car deux années auparavant tous deux avaient fait partie du groupe de Témoins arrêtés à la suite d’une descente de police à Logrono.

À l’âge de vingt et un ans, Emilio s’était présenté à la caserne de Tudela, dans la province de Navarre. C’était le 16 mars 1963. Or, le même jour, Adolfo se présentait à Burgos. Le lendemain, Emilio refusa d’endosser l’habit militaire et d’assister à la messe avec les autres recrues. Il fut conduit au cachot, où il passa ses dix premières semaines sans jamais voir la lumière du jour et pratiquement sans faire d’exercice physique au-dehors. Chaque matin on lui enlevait son lit qui lui était rendu le soir, il ne pouvait parler à personne. Grâce à la gentillesse d’un capitaine, on lui apporta une chaise pour s’asseoir dans la journée.

Au bout de ces dix premières semaines, Emilio fut transféré à Burgos, pour y être jugé. Au cours de la journée de voyage en train, Emilio se rattrapa de ses dix semaines de silence. Bien qu’il fût attaché par des menottes à un garde civil, il fit de son mieux pour donner le témoignage à l’aide de la Bible. Le garde s’efforçait de cacher sa main enchaînée à celle d’Emilio, mais celui-ci cherchait au contraire à montrer ses menottes afin que les gens sachent qu’il était dans les chaînes pour sa foi chrétienne.

Adolfo et Emilio ont été jugés séparément, mais le verdict a été le même pour chacun d’eux, à savoir trois années et un jour de prison. En novembre ils furent transférés à la prison civile de Burgos où on les enferma avec des délinquants et des criminels de toutes sortes.

Adolfo arriva le premier; le directeur de la prison lui dit sévèrement: “Je vous connais, et je connais vos méthodes. À la moindre tentative de prosélytisme, vous irez moisir dans les cellules disciplinaires.” Par bonheur, quelques jours plus tard ce directeur fut remplacé et, en peu de temps, toute la prison était mise en effervescence par la prédication d’Emilio et d’Adolfo. Ils ne disposaient que de la traduction catholique de la Bible Nácar-Colunga, mais cela était suffisant. Tout ce qu’ils avaient dit au cours de la semaine parvenait aux oreilles de l’aumônier de la prison à temps pour la messe du dimanche. Toutefois, les frères avaient déjà gagné le respect et l’admiration du nouveau directeur ainsi que des autres prisonniers. L’aumônier ne réussit donc pas à faire cesser leur prédication et à leur nuire de quelque manière. Ils avaient fait une telle impression sur le directeur que celui-ci recommanda qu’ils soient transférés à la prison de Mirasierra, non loin de Madrid, où ils bénéficieraient d’un régime de semi-liberté.

Emilio et Adolfo se mirent donc en route pour cette nouvelle prison en janvier 1964. En chemin, ils devaient faire halte aux prisons d’Avila et de Carabanchel. Ils arrivèrent finalement à la prison de Mirasierra.

LA VIE À MIRASIERRA SOUS LE RÉGIME DE SEMI-LIBERTÉ

La prison de Mirasierra se composait d’un groupe de baraquements qui abritaient des prisonniers auxquels on pouvait faire confiance; ces derniers travaillaient pour une entreprise de construction de chalets, destinés en grande partie à des étrangers. Durant la journée, les prisonniers travaillaient avec des ouvriers du dehors, ce qui leur donnait l’impression d’être libres. Mais pour Adolfo et Emilio, ce répit fut de courte durée; il dura sept mois exactement. Cela leur permit néanmoins de respirer un peu. Le travail était dur pour ces jeunes hommes qui avaient passé près d’une année en prison où ils n’avaient pratiquement pas eu d’activités physiques.

Adolfo et Emilio saisirent toutes les occasions qui s’offraient à eux de donner le témoignage, et ils obtinrent de bons résultats. Par exemple, ils commencèrent une étude biblique avec une personne qui devint par la suite un chrétien baptisé. Ils ne tardèrent pas non plus à organiser une étude de La Tour de Garde; elle se tenait à l’entrée d’un tunnel situé sur une voie ferrée, qui n’avait pas encore été mise en service. Quatre personnes s’asseyaient sur la voie et suivaient cette intéressante étude.

Au bout d’un certain temps, Adolfo et Emilio furent affectés à un travail moins pénible, à l’intérieur des chalets. Cela leur permit de donner le témoignage à quelques-uns de leurs propriétaires. Un groupe de frères qui rendaient visite chaque dimanche aux deux jeunes gens donnèrent ainsi un excellent témoignage, qui amena les gardiens et les prisonniers à reconnaître que l’amour existe vraiment parmi les Témoins de Jéhovah. — Jean 13:34, 35.

EN ROUTE POUR L’AFRIQUE

Leur peine ayant pris fin à Mirasierra, Adolfo et Emilio furent libérés pour un mois avec la consigne de se présenter, le mois écoulé, à El Aaiún, dans le Sahara espagnol. Les deux jeunes gens profitèrent de ce mois de liberté pour fréquenter leurs compagnons dans la foi et s’édifier spirituellement. Revigorés physiquement et spirituellement, à la fin de septembre ils se mirent en route pour leur nouvelle prison, en Afrique.

Une fois arrivés à El Aaiún, Adolfo et Emilio apprirent que trois autres chrétiens neutres — Francisco, Alberto et Juan — y étaient déjà; toutefois, il n’y avait pas moyen de les voir. Adolfo et Emilio étaient pourtant impatients de parler à ces trois frères, afin de savoir quelles difficultés les attendaient dans cette nouvelle prison; étant donné les décisions qu’ils allaient prendre, des problèmes se poseraient certainement.

D’El Aaiún Adolfo et Emilio furent envoyés à Hausa, où ils savaient que se trouvait Antonio Sánchez. À tout le moins, ils pensaient pouvoir se renseigner auprès de lui. Mais quand ils arrivèrent, il avait juste quitté la prison quelques heures plut tôt. Tout semblait perdu. C’est alors qu’on les envoya chez le coiffeur du camp, un certain Benito Egea, qui étudiait depuis peu la Bible avec Antonio Sánchez. Ce coiffeur fut à même de leur donner de précieux renseignements. Les frères continuèrent l’étude avec lui jusqu’à ce qu’on décidât de leur transfert. À El Aaiún? Non, à Villa Cisneros, située à 1 000 kilomètres plus bas vers le sud; c’était une base militaire où aucun Témoin de Jéhovah n’avait encore été envoyé. Il leur faudrait donc creuser là un nouveau sillon. Soit dit en passant, le coiffeur du camp fut par la suite baptisé et servit même en qualité de pionnier spécial pendant un certain nombre d’années.

Ainsi, le 21 décembre 1964, leur convoi de camions s’ébranla sous une pluie torrentielle en direction du désert, qu’il fallait traverser. Ce voyage pénible dura plusieurs jours. Au matin de leur première journée dans les baraquements de Villa Cisneros, on leur apprit, au réveil, qu’un légionnaire homosexuel en avait tué un autre par jalousie. Voilà dans quel milieu ils se trouvaient maintenant. Ils étaient complètement coupés des frères et de l’organisation terrestre de Jéhovah, et ne pouvaient consulter personne hormis Jéhovah Dieu. C’est ce qu’ils firent avec ferveur, recherchant sa direction. Parmi les deux ou trois mille soldats, ils étaient les seuls en vêtements civils.

Emilio et Adolfo n’étaient pas certains de toujours prendre la bonne décision, mais ils s’efforçaient de plaire à Jéhovah. C’est ainsi qu’en février 1965, leur prise de position neutre fut exposée au grand jour. Le bataillon tout entier avait reçu l’ordre de quitter les baraquements pour partir en manœuvres; mais les deux frères ne respectèrent pas la consigne. Voyant cela, le lieutenant les poussa hors du baraquement à coups de pied, et les fit se placer au dernier rang. Puis il cria: “En avant, marche!” Tout le bataillon se mit en mouvement, laissant derrière lui deux hommes immobiles, Adolfo et Emilio. Heureusement pour eux, le capitaine les traita avec respect et les plaça sous la surveillance du gardien de la baraque.

Quelque temps plus tard, Adolfo et Emilio se retrouvèrent dans la section disciplinaire. Les légionnaires qui la dirigeaient avaient tout pouvoir sur les prisonniers, même celui de les tuer; on ne leur demanderait pas de compte pour cela. Lorsqu’on leur donna l’ordre de se mettre au garde-à-vous, les frères refusèrent. Le gardien vociféra des injures contre eux et le caporal se mit à leur donner des coups de poing et à les battre. Adolfo s’en tira avec un œil au beurre noir et de nombreuses ecchymoses.

Adolfo et Emilio restèrent dans la section disciplinaire pendant un mois. Comme on ne leur donnait aucun travail à faire dans les baraques, chaque jour, à l’aube, on les conduisait à environ trois kilomètres de la base militaire; là, ils devaient casser des pierres et creuser le sable. Étant donné que la nourriture était inappropriée et immangeable pour un chrétien, Adolfo et Emilio souffraient de la faim et ils étaient épuisés. Parfois, il arrivait qu’un garde ait pitié d’eux et leur permette de s’abriter du soleil dans une caverne proche, où ils pouvaient dormir un peu. Mais la plupart des gardiens étaient des tyrans et les prisonniers ne pouvaient ni parler ni faire quoi que ce soit sans leur autorisation.

En avril de la même année, Adolfo et Emilio quittèrent la section disciplinaire. Ils se demandaient combien de temps encore ils pourraient supporter cette guerre des nerfs à Villa Cisneros. Le châtiment corporel était une chose, mais la tension nerveuse en était une autre. Sans répit il leur fallait lutter pour garder leur intégrité envers Dieu et rester neutres dans cette atmosphère militaire suffocante. Leurs prières furent exaucées lorsqu’en juillet on les renvoya par avion à El Aaiún, où ils seraient une nouvelle fois jugés pour avoir refusé l’uniforme à Hausa.

Leur arrivée à El Aaiún porta le nombre des chrétiens neutres à sept. Ils étaient loin de se douter alors, en 1965, que le premier des sept ne serait pas relâché avant 1970 et que quatre d’entre eux se trouveraient encore en prison en 1973.

En janvier 1966, le groupe des sept frères fut disloqué. Quatre furent envoyés à la prison Santa Catalina à Cadix et les trois autres furent transférés à la prison de Mahón, aux îles Baléares. Ainsi Adolfo et Emilio se trouvaient séparés après avoir été codétenus pendant trois années. Emilio Bayo et Antonio Sánchez Medina arrivèrent à Mahón en avril 1966; un peu plus tard Julio Beltran les rejoignit. Leur voyage, qui dura trois mois, comprenait des arrêts à Cadix, à Vicálvaro, à Madrid et à Saragosse.

Les deux frères arrivèrent le 4 avril à Saragosse, et le lendemain devait être célébré le Mémorial de la mort de Jésus Christ. À peine avaient-​ils pris des dispositions pour célébrer ce Mémorial qu’on leur dit de se tenir prêts à partir pour Barcelone. Au cours de la journée de voyage en train, ils demandèrent aux gardes la permission d’acheter une petite bouteille de vin, qu’ils cachèrent de peur que les gardiens désignés pour prendre la relève ne la leur prennent. Vers 18 heures, Emilio et Antonio expliquèrent aux gardes que l’heure était venue pour eux de célébrer un événement spécial et de considérer un thème biblique. Les gardes accédèrent à leur demande et c’est ainsi que les frères célébrèrent le Mémorial, ils présentèrent une allocution de quarante-cinq minutes, qui fut entendue des gardes et des deux prisonniers auxquels les Témoins étaient attachés par des menottes. À part les gardiens et les détenus, il n’y avait personne d’autre dans le compartiment au début du discours; mais vers la fin de celui-ci, quatre ou cinq voyageurs s’étaient joints à eux pour écouter l’allocution qui prit fin juste au moment où le train entrait en gare de Barcelone.

GRÂCE À LA FOI INDÉFECTIBLE DES FRÈRES UN GRAND TÉMOIGNAGE EST DONNÉ

À tout moment, on essayait de briser l’intégrité des chrétiens emprisonnés pour leur neutralité. Par exemple, lorsque Emilio Bayo et Antonio Sánchez Medina arrivèrent à Mahón, ils découvrirent qu’un autre frère, Francisco Díez Ferrer, avait séjourné là quelque temps. Fait intéressant, ce frère s’était lié d’amitié avec le caporal Bernardo Linares, sans se rendre compte que cet homme avait été placé là pour gagner son amitié et corrompre son intégrité envers Dieu. Heureusement, il échoua. Par contre, après avoir fréquenté intimement Francisco et par la suite Emilio et Antonio, Bernardo Linares devint lui-​même Témoin de Jéhovah. En janvier 1967, il informa le capitaine de la prison qu’il quittait l’habit militaire pour rejoindre les objecteurs de conscience. Les efforts faits pour l’en dissuader furent vains. Il fut mis aux arrêts en attendant d’être jugé, mais le capitaine général de Majorque fit annuler le contrat militaire de Bernardo et l’affaire en resta là. Bernardo fut rendu à la vie civile et se consacra activement au service de Jéhovah.

En dépit des difficultés rencontrées par les chrétiens neutres, la spiritualité ne cessait de croître dans les prisons espagnoles. En voici un exemple: À mesure que croissait le groupe de Cadix, la spiritualité de ses membres se développait. D’excellents progrès ayant été obtenus, les frères ont même inauguré une Salle du Royaume dans la prison, le 5 août 1968, soit deux ans avant que l’œuvre ne soit officiellement reconnue en Espagne.

Signalons que certains des frères nommés dans ce récit furent relâchés au début des années 1970. Alberto Contijoch fut libéré en 1970, après avoir passé onze ans en prison; il a été jugé quatre fois et condamné au total à dix-neuf ans d’emprisonnement. Francisco Díaz Moreno fut libéré en avril 1972, après avoir fait onze ans, six mois et dix-neuf jours de prison; il avait été condamné au total à vingt-six ans d’emprisonnement. Juan Rodriguez fut relaxé en mai 1972, après avoir passé onze ans en prison, et un certain nombre d’autres frères furent libérés en février 1974. Parmi eux il y avait Antonio Sánchez Medina, qui resta douze ans en prison, Adolfo Peñacorada et Emilio Bayo, onze ans, et Fernando Marín, dix ans.

Évidemment beaucoup d’autres frères espagnols ont été emprisonnés pour leur neutralité chrétienne; mais ce temps ne fut pas perdu, car ils donnèrent le témoignage à une grande partie de la population espagnole qui, autrement, n’aurait jamais entendu parler des Témoins de Jéhovah, de leurs croyances et de leur intégrité. Dans les milieux militaire et judiciaire un grand témoignage a également été donné, témoignage qui a retenti dans tout le pays en raison du fait que ces chrétiens ont dû se présenter dans un nombre incalculable de casernes et de prisons civiles et militaires. Ainsi, les annales de la justice et de l’armée renferment la preuve de l’intégrité et de la neutralité des Témoins de Jéhovah, ainsi que de leur fidélité aux principes justes et pacifiques de la Parole de Dieu, la Bible.

Depuis 1958, 825 frères ont été condamnés au total à 3 218 années d’emprisonnement, dont 1 904 ont été purgées dans les prisons militaires et civiles espagnoles. L’écrivain catholique Jesús González Malvar a probablement fait la remarque la plus appropriée à propos de l’intégrité des Témoins de Jéhovah; sous l’intertitre “Un exemple pour les catholiques”, il écrivit:

“Ainsi en est-​il des Témoins de Jéhovah courageux, bien qu’il soit humiliant pour nous de le reconnaître. Leur attitude constitue certainement pour nous l’idéal évangélique. Ces hommes braves ne craignent pas de perdre leur liberté, bien que l’emprisonnement se prolonge de mois en mois et d’année en année; ils ne craignent pas davantage les moqueries pharisaïques d’une société encore très éloignée de l’esprit des Béatitudes. (...) À notre grande honte, ces Témoins de Jéhovah ridiculisés et persécutés à outrance nous ont dépassés nous catholiques militants, pour ce qui est de manifester ce charisme chrétien; c’est seulement en marchant sur leurs traces sanglantes que les plus résolus d’entre nous ont osé s’aventurer sur la même voie. On ne peut nier, si l’on est honnête et sincère, qu’ils ont compris mieux que nous l’esprit du Maître, qui n’a pas permis le recours aux armes même en cas de légitime défense.”

DÉCISIONS RÉCENTES RELATIVES AUX CHRÉTIENS NEUTRES

Quelles décisions ont été prises récemment en Espagne en faveur de ces chrétiens neutres? En 1973, une loi est passée selon laquelle les objecteurs de conscience ne sont jugés qu’une seule fois et condamnés à une peine allant de 3 ans et 1 jour à 8 années de prison. Cette décision a mis un terme à l’ancienne procédure qui permettait de condamner indéfiniment les Témoins toujours pour le même délit, à savoir maintenir une neutralité chrétienne en refusant de prendre part aux activités militaires.

À la suite de cette décision, tous les Témoins qui avaient déjà passé plus de trois ans en prison ont été libérés; c’est ainsi que 114 frères ont recouvré leur liberté. Le 30 juillet 1976, le roi Juan Carlos proclama une amnistie générale dont bénéficièrent 204 autres frères. Quelle joie inattendue ce fut pour eux d’assister, aussitôt libérés aux assemblées de district “Le service sacré”, où ils édifièrent les foules rassemblées en parlant de leur intégrité chrétienne!

Y a-​t-​il encore des chrétiens emprisonnés pour leur neutralité en Espagne? Au cours de l’automne 1976, il y eut une sorte de moratoire ou suspension de la conscription des objecteurs de conscience déclarés, et en décembre 1976, un décret fut publié autorisant ceux qui, pour des motifs religieux, ne pouvaient accomplir le service militaire fixé à 18 mois, à accomplir, “en remplacement”, d’autres tâches pour une durée de trois ans.

Mais que pensaient les jeunes Témoins de cette mesure? Déjà plus de 150 jeunes frères ont démontré par leur attitude qu’il serait hypocrite de refuser d’accomplir le service militaire par motif de conscience et d’accepter de participer à des activités que l’on a substituées aux obligations militaires. En conséquence, ils sont actuellement emprisonnés, la majorité d’entre eux attendant d’être jugés par un tribunal militaire pour avoir refusé d’accomplir certaines tâches en remplacement du service militaire.

Les autorités militaires se sont montrées dures et impitoyables. En juin 1977, un certain nombre de frères ont été condamnés à la peine maximale, soit à huit années d’emprisonnement. L’avenir dira si le nouveau gouvernement formé en juillet 1977 prendra des mesures pour réduire ces peines très dures et proposer une loi plus raisonnable et plus équitable.

UNE MEILLEURE ORGANISATION EN VUE DE L’ŒUVRE À ACCOMPLIR

Maintenant que nous avons vu ensemble l’histoire des chrétiens emprisonnés pour leur neutralité, remontons jusqu’en 1959, où nous avions arrêté notre récit. Certaines dispositions prises à cette époque-​là nous permirent de mieux nous organiser en vue de l’œuvre à accomplir.

En avril 1959, M. G. Henschel, du siège central de la Société Watch Tower de Brooklyn, visita l’Espagne en qualité de surveillant de zone. Il donna des conseils judicieux à Ray Dusinberre, qui était alors responsable du bureau de la filiale d’Espagne. Frère Henschel suggéra que les circonscriptions soient portées au nombre de quatre au lieu d’une, et que les visites de surveillants de circonscription aient lieu tous les quatre mois, de manière à édifier la spiritualité des frères et sœurs.

À cette époque-​là, sept missionnaires de l’École de Galaad, y compris deux sœurs, servaient en Espagne. Quatre de ces missionnaires assumaient la charge de surveillant de circonscription. Au cours de l’année de service 1959, Sinforiano Barquín, ancien catholique fervent de Bilbao, devint le premier surveillant de circonscription espagnol. À la fin de l’année de service 1958-​1959, 1 293 proclamateurs du Royaume fréquentaient les 30 congrégations réparties en 5 circonscriptions.

En fait, chaque petit groupe au sein d’une congrégation était alors organisé comme une petite congrégation, toutes les réunions étant conduites au sein du groupe. Ainsi, le surveillant de circonscription devait visiter chaque groupe. Si la congrégation ne comptait que deux groupes, la visite durait une semaine; par contre, là où il y avait trois ou quatre groupes, la visite durait deux semaines. Il y a quelques années de cela, dans certaines congrégations qui comptaient jusqu’à dix groupes, le surveillant de circonscription ne passait pas moins de cinq semaines dans chacune d’elles afin de visiter tous les groupes qui y étaient rattachés.

À la visite de frère Henschel en 1959 est venu s’ajouter un événement nouveau et spécial pour les frères espagnols, à savoir une assemblée en langue espagnole qui fut tenue à Perpignan, juste de l’autre côté de la frontière franco-espagnole. Beaucoup de frères reçurent une aide pécuniaire pour y assister. Une autre assemblée fut organisée à Tanger, au Maroc, à l’intention des proclamateurs du sud de l’Espagne.

L’ORGANISATION DEMEURE ACTIVE DURANT LES ANNÉES DIFFICILES

Les années dont nous allons parler maintenant furent des années pénibles pour le peuple de Jéhovah en Espagne, car il eut à endurer la persécution. Il va de soi que les Témoins avaient besoin d’écrits bibliques, d’une part, pour se maintenir en bonne condition spirituelle et, d’autre part, pour faire connaître le message du Royaume à leurs semblables. C’est ainsi que des colis de publications étaient livrés en différents endroits de Madrid. Une grande partie de notre stock étant entreposée dans cette ville, un grand nombre de publications étaient expédiées à partir de là. Un missionnaire diplômé de l’École de Galaad fut chargé du service de l’expédition lorsque le “bureau” de la filiale fut transféré de Madrid à Barcelone, en 1960.

Notons en passant que toutes les questions administratives étaient traitées en code, et, bien entendu, les frères et sœurs ne surent jamais où était situé le bureau de la filiale. L’endroit où travaillait le frère diplômé de Galaad reçut le nom de Cueva (cave). Pourquoi cela? Tout simplement parce que notre stock de publications était caché dans la cave d’une librairie-papeterie. On accédait à cette cave par une trappe et on y descendait à l’aide d’une échelle. Toutefois, c’était dans une petite pièce située derrière le comptoir que l’on préparait les colis. C’est dans ce petit réduit contenant une armoire et une table pliante qu’avait été installé le service de l’expédition. Le frère préposé à cette tâche travaillait là pendant des heures, souvent par un froid mordant en hiver. Il fallait évidemment faire très attention pour que les clients ne décèlent pas la présence d’un étranger en train de travailler dans cette pièce. Il ne pouvait donc pas parler et ne devait pas se faire voir lorsqu’il y avait des clients. Il accomplit ce travail jusqu’en 1964, où il devint surveillant de circonscription.

Parlons maintenant des différents endroits où les bureaux de la filiale ont été transférés au cours de ces années difficiles. De 1948 à 1957, l’œuvre en Espagne a été dirigée essentiellement à partir de différents lieux d’habitation situés à Barcelone. On en changeait en fonction du zèle manifesté par la police. Les dossiers de la filiale étaient réduits aux dimensions d’une valise de manière à permettre un départ précipité à tout moment. Ces “fuites” rapides étaient réalisables, car plusieurs frères avaient mis leur maison à la disposition des responsables du bureau, malgré le grand risque auquel ils s’exposaient ainsi.

Lorsque Ray Dusinberre endossa la responsabilité de surveillant de filiale en 1957, le centre des opérations fut transféré à Madrid. Toutefois, en 1960, les bureaux furent de nouveau transférés à Barcelone, en raison des pressions exercées par la police de Madrid. Au début, la maison d’un frère tenait lieu de centre de travail; mais, par la suite, les bureaux furent transférés dans un appartement qui avait été loué par les missionnaires. Au printemps de 1961, une maison isolée ou torre (maison entourée d’un jardin) fut utilisée; elle était située à San Justo Desvern, dans la banlieue proche de Barcelone. Soit dit en passant, c’est approximativement à ce moment-​là que Jean, la femme de Ray, contracta la tuberculose; à contrecœur les Dusinberre quittèrent l’Espagne en 1963.

La maison de San Justo Desvern servit pendant deux ans. Puis un incident se produisit qui mit les frères en état d’alerte. Deux hommes prétendant appartenir à la compagnie d’électricité demandèrent à inspecter l’installation électrique de la maison. Il leur faudrait donc vérifier l’éclairage de chaque pièce. Certes, les frères n’avaient aucune preuve indiquant que c’était là un piège tendu par la police; pourtant, il s’avéra que c’en était un; les frères déménagèrent donc et installèrent les bureaux dans une villa entourée d’un grand jardin située dans la ville de San Cugat del Vallès, à environ 16 kilomètres de Barcelone. Malheureusement, en 1967, la villa fut cambriolée; outre le fait qu’ils prirent de l’argent, les voleurs virent le bureau. Un déménagement rapide s’imposait donc. En deux jours, les bureaux étaient discrètement transférés dans un appartement de Barcelone, appartement qui servit de Béthel jusqu’en novembre 1971, date à laquelle les treize personnes travaillant à la filiale déménagèrent pour s’installer dans un nouveau bâtiment, situé au 65 de la Calle Pardo, à Barcelone, présente adresse de l’Association Les Témoins de Jéhovah en Espagne.

Pendant sept ans, le travail s’est effectué simultanément dans trois maisons différentes, car tout ne se faisait pas au siège principal. Comment les congrégations gardaient-​elles le contact avec la Société et vice versa? Le courrier était envoyé à différentes adresses de frères à Barcelone, lesquels étaient tous en rapport avec un groupe de frères qui travaillaient sur un marché situé dans le centre de la ville.

Nous devions également nous montrer très prudents pour ce qui était d’imprimer et d’expédier les publications. Une partie de nos écrits étaient polycopiés. Vers 1960, le service de l’expédition fut transféré dans un local situé dans le patio sur lequel donnait l’appartement de Francisco Serrano, à Barcelone. Cet abri fut baptisé Nevera (glacière) en raison de la température glaciale qui y régnait en hiver. Pendant des années ce nom fut attaché au service de l’expédition, même après qu’on l’eut transféré dans l’appartement d’une sœur situé dans le vieux quartier gothique de la ville. Quant au bureau principal de la filiale, il était connu sous le nom de Castillo (château), et cela quel que soit l’endroit où il était situé.

LA NOURRITURE SPIRITUELLE EST ASSURÉE

En ce temps-​là, il était impossible d’importer légalement nos publications bibliques; aussi étaient-​elles rares, et c’était là l’un de nos problèmes majeurs. Toutefois, conformément à la promesse de Jésus, les fidèles recevaient “leur ration de vivres en temps voulu”. (Luc 12:42.) Les touristes venus d’autres pays nous ont beaucoup aidés en introduisant des publications en Espagne. L’une des adresses les plus utilisées était la Calle Menéndez y Pelayo à Barcelone, la maison des missionnaires dont Eric Beveridge assuma la responsabilité des années 1965 à 1971. Bon nombre de missionnaires envoyés en Espagne passèrent leurs premiers mois dans cette maison, où sœur Hazel Beveridge leur donnait des leçons d’espagnol. Deux missionnaires diplômés des premières classes de Galaad, Timothy et Judith Dickmon, y passèrent également quelque temps avant d’être transférés dans une nouvelle maison de missionnaires à Valence.

De nombreux touristes venus d’Europe occidentale et des États-Unis connaissent cette maison de Barcelone pour y avoir apporté des publications. Les voisins n’ignoraient pas que des étrangers habitaient la maison; mais ils s’étonnaient néanmoins de voir qu’ils avaient autant d’amis dans un si grand nombre de pays, les plaques minéralogiques des voitures indiquant la nationalité des visiteurs.

Pour la petite histoire, nous citerons le cas d’un frère de France qui se présenta un jour chez les missionnaires, chancelant sous le poids de sa valise. Elle était évidemment remplie de livres. Afin de ne pas éveiller les soupçons, quand il repartit il remonta toute la rue en chancelant sous le poids de sa valise, qui était vide.

Par la suite, les frères d’Espagne se rendaient en France pour se procurer des publications. Ainsi, un service hebdomadaire fur organisé, des frères étant désignés pour collecter les publications en différents endroits de la ville de Perpignan. Certains s’y rendaient en voiture, d’autres par le train ou en autocar. Ce service était particulièrement actif des mois de janvier à mars, au cours desquels les frères passaient en Espagne les Annuaires. Ils étaient résolus à obtenir leur nourriture spirituelle.

De 1966 à 1970, nous avons eu recours au service de plusieurs imprimeurs du dehors. Par bonheur, en juillet 1970 notre œuvre fut légalement reconnue; aussi, en janvier 1971, avons-​nous commencé à importer normalement nos périodiques puisque nous avions obtenu une licence d’importation. Grâce à cette disposition, il nous a été possible d’importer des imprimés en grande quantité, y compris des périodiques, si bien que les livres arrivent maintenant dans des containers dont le poids varie entre 15 et 20 tonnes.

Vous souvenez-​vous de la Nevera (glacière)? Il s’agit du nom donné au service de l’expédition quand nous l’avions transféré d’un hangar à un appartement. Celui-ci s’est vite avéré trop petit; donc, en 1970 ce service fut transféré dans un entrepôt que nous avions loué à Barcelone. Au rez-de-chaussée, il y avait suffisamment de place pour entreposer environ vingt tonnes de publications; à l’étage, on pouvait installer un établi et mettre une tonne de livres ou de périodiques. Ce local très ensoleillé offrait un contraste frappant avec la Nevera. On l’appela donc el Solarium ou “le solarium”.

En 1972 fut achevée la construction du nouveau Béthel. Le rez-de-chaussée fut réservé au service de l’expédition. Nous avions alors suffisamment de place pour entreposer au moins une centaine de tonnes de publications et il restait encore une grande surface de travail. L’arrivée du premier conteneur en juin 1972 mit la rue en effervescence et même les voisins s’évertuaient à voir ce qui se passait. Bon nombre d’entre eux voyaient un convoyeur pour la première fois. Ce transporteur automatique de 27 mètres de long permettait d’amener les cartons de livres du conteneur pratiquement jusqu’à l’extrémité du service de l’expédition. Le personnel rattaché à ce service étant insuffisant, lorsqu’un conteneur arrivait tous les frères du bureau se joignaient à eux pour décharger le conteneur en moins de deux heures.

Les quelques faits que nous venons de vous citer témoignent à l’évidence que Jéhovah a toujours amplement veillé à nos besoins spirituels. Certes, pendant des années nous avons eu du mal à obtenir des écrits chrétiens en Espagne; mais la main de Jéhovah n’est pas trop courte et il n’a cessé de nous bénir abondamment en nous donnant la nourriture spirituelle en temps voulu.

L’ESPRIT INQUISITORIAL RENAÎT

L’esprit d’intolérance religieuse qui régnait à l’époque de l’Inquisition espagnole se manifesta de nouveau à l’égard des témoins chrétiens de Jéhovah. Entre autres choses, on les accusa faussement d’être des francs-maçons ou d’être soutenus par eux financièrement, ce qui est une grave accusation dans un pays catholique. Telle était la disposition d’esprit de la police de Grenade des années 1958 à 1960. En outre, elle traquait sans relâche le peuple de Dieu.

Considérons, par exemple, ce qui arriva à Manuel Mula Giménez, pionnier spécial dans la ville de Grenade depuis octobre 1958. Le 5 octobre 1960, Manuel venait juste de terminer une étude biblique et bavardait au coin de la rue avec d’autres Témoins, lorsqu’un membre de la police secrète l’accosta pour lui demander d’ouvrir sa serviette. Naturellement, le policier y trouva des publications bibliques; il l’accusa de contrevenir aux consignes de la police en prêchant. Après avoir relevé le nom des autres frères, le policier pria Manuel de l’accompagner au poste de police. Manuel rapporte: “Je lui ai dit qu’en dehors du fait que je bavardais dans la rue avec des amis, il n’avait pas d’autre raison de m’arrêter. Je lui demandais donc le motif de mon arrestation. Il entra alors en grande colère et me dit: ‘Je vous arrête parce que j’ai un insigne comme celui-ci et un pistolet avec lequel je peux vous brûler la cervelle.’ Joignant le geste à la parole, il sortit son pistolet et le pointa dans ma direction. Cet incident se passait en plein cœur de Grenade, dans l’une des rues principales.”

Manuel fut conduit chez le gouverneur civil et accusé d’avoir enseigné à d’autres la Bible, “d’avoir diffusé des brochures et lu des textes, de telle sorte qu’il a délibérément outragé la religion catholique, bafouant ses dogmes, ses rites et ses cérémonies, et recommandant ouvertement l’abolition des traditions nationales”.

Manuel fut condamné à la détention provisoire en attendant qu’il puisse fournir une caution fixée à 50 000 pesetas (4 000 francs actuels). Dans l’impossibilité de verser une telle caution, Manuel fit quarante-trois jours de prison. Pendant vingt jours, il fut mis au secret, puis, sous peine de punition, on lui interdit de parler à quiconque de sa religion.

L’aumônier de la prison (un prêtre catholique), qui est censé apporter un réconfort spirituel aux prisonniers, veilla particulièrement à ce que Manuel n’en reçoive aucun. Il fit disparaître de la bibliothèque de la prison la seule Bible qui s’y trouvait, et lorsqu’un autre prisonnier remit à Manuel un exemplaire des Évangiles, il le lui fit enlever. Les gardes criaient constamment sur Manuel et s’acharnaient à lui rendre la vie insupportable en le traitant comme ils ne traitaient pas les autres prisonniers. Qui en était l’instigateur? Nul autre que l’aumônier de la prison.

Pas plus qu’ailleurs, ces persécutions ne mirent un terme à notre œuvre dans la ville de Grenade. Le 18 novembre 1960 Manuel fut libéré; il écrivit au bureau de la filiale une lettre dont voici un extrait: “Je suis heureux de vous faire savoir que grâce à Jéhovah je suis maintenant libre; j’ai également le plaisir de vous dire qu’à ma sortie j’ai trouvé la congrégation en train de participer activement à l’œuvre théocratique. (...) Ici, un conducteur à l’étude de livre a pu diriger toute chose de manière organisée.” Fait intéressant, ce conducteur à l’étude de livre a par la suite été nommé surveillant de la congrégation de Grenade.

ARRESTATION D’UN MISSIONNAIRE

En mars 1960, un missionnaire visita la congrégation Usera de Madrid en qualité de surveillant de circonscription. Frère Patricio Herrero lui demanda de l’accompagner dans le territoire isolé de Villaverde, situé à quelques kilomètres seulement de la ville. Bien que la présence d’un étranger dans cette localité risquât d’être suspecte, les arrangements pris parurent sans danger étant donné que le travail consistait à commencer des études bibliques avec des personnes qui avaient déjà manifesté de l’intérêt pour la vérité biblique. Malheureusement, à peine le missionnaire avait-​il mis les pieds à Villaverde que les choses se gâtèrent.

Patricio se montra prudent et ne s’approcha pas de l’arrêt de l’autobus lorsqu’il vit arriver le surveillant de circonscription; malheureusement, un peu plus tard l’un des espions du prêtre de la localité les vit marcher ensemble et effectuer une visite au domicile d’un habitant. Les deux frères commencèrent une étude biblique avec une femme qu’une maladie cardiaque clouait au lit. Ils étaient sur le point de quitter la maison lorsque le missionnaire aperçut par la fenêtre un important groupe de femmes qui se tenaient devant l’entrée. Les deux frères n’en dirent rien à la maîtresse de maison afin de ne pas aggraver son état.

Des agents de la police secrète commencèrent à frapper à chaque porte pour trouver les deux Témoins. Finalement, on frappa à la porte de la maison où l’étude était en cours. La femme dit à sa petite fille de quatre ans d’aller ouvrir. “Y a-​t-​il ici deux hommes qui portent des serviettes?” demandèrent les policiers d’un ton bourru. Avec candeur la petite répondit: “Il n’y a ici que des amis de ma mère.” Les policiers s’en allèrent donc.

La visite se prolongea jusqu’à ce que les frères puissent partir sans trop de risques. Ils décidèrent de rentrer à Madrid à pied en suivant la voie de chemin de fer, car les policiers surveilleraient certainement la ligne d’autobus. Mais lorsqu’ils arrivèrent à la voie ferrée, les agents les attendaient. Ces derniers savaient qu’en contrôlant la grand route et la ligne de chemin de fer, tôt ou tard ils s’empareraient de leur proie. Avant que le missionnaire ait pu prononcer un mot, ils demandèrent: “Vous êtes étranger, n’est-​ce pas?” Sa haute stature (il mesure plus de 1,80 m) les avait apparemment mis sur la voie.

Tandis que Patricio et son compagnon attendaient, assis, au poste de police, les portes s’ouvrirent et un homme apparut; il les regarda et hocha positivement la tête. Il s’agissait de l’espion du prêtre qui avait porté plainte et venait identifier les frères. Alors les policiers commencèrent à poser leur piège de manière à obtenir les informations souhaitées, mais les deux frères étaient déterminés à ne pas révéler le nom de la femme avec qui ils venaient de discuter de la Bible.

LES INTERROGATOIRES DE POLICE: UNE LEÇON DE PRUDENCE

N’ayant pas reçu les réponses qu’elle escomptait, la police se servit d’un autre policier “de choc” pour tenter d’obtenir les renseignements par la force ou par la menace. Il accusa les frères d’être venus à Villaverde pour y déposer une bombe, arguant que leur refus de dire où ils étaient allés ne faisait qu’établir leur culpabilité. Mais ces derniers restèrent sur leurs positions, le missionnaire ne cessant pour sa part de demander qu’on le laisse prendre contact avec l’ambassade américaine, ce qui ne lui fut jamais accordé.

Comme la tactique “de choc” ne produisait pas les résultats attendus, on changea le décor de cette comédie déloyale. Un autre policier des services secrets entra dans la pièce et se mit à reprocher au policier “de choc” la bassesse de ses méthodes. Tout ceci faisait évidemment partie de la mise en scène, et le policier “de choc” rentra dans la coulisse en maugréant. Alors, l’autre se lança dans une tirade doucereuse. “Il est vrai que nous avons eu récemment quelques alertes à la bombe par ici, dit-​il, aussi voulons-​nous seulement vérifier vos dires, parce que nous ignorons qui vous êtes. Nous n’avons pas non plus entendu dire qu’une personne du voisinage souffrait de la maladie de cœur dont vous parlez. S’il s’avère que vous rendiez simplement visite à une amie intéressée par la Bible, vous serez relâchés immédiatement. Mais vous ne pouvez nous en vouloir d’être un peu soupçonneux quand, tout en prétendant ne vous être livrés qu’à des activités innocentes et non répréhensibles, vous refusez de nous fournir les renseignements qui vous mettraient totalement hors de cause.”

Quand ce “bon” policier eut longuement développé son argumentation doucereuse, il fut convenu que ce serait lui, et lui seul, qui accompagnerait Patricio sur les lieux de la visite; il constaterait la vérité, mais ne dirait rien à la maîtresse de maison. Il s’assurerait simplement qu’elle avait bien une maladie de cœur.

Les deux hommes étaient à peine sortis que le missionnaire était conduit séance tenante aux services de sécurité dans le centre de Madrid. Il protesta, disant qu’il fallait attendre le retour de Patricio pour avoir confirmation de leur récit, mais la police lui rétorqua méchamment que ce dernier ne tarderait pas, lui aussi, à être amené dans le centre de Madrid. Les mensonges et les ruses des policiers avaient pleinement réussi, et les frères trop confiants étaient tombés dans le piège. Voilà une leçon que le missionnaire n’oublierait pas de sitôt! On apprit plus tard que la dame âgée à qui ils avaient rendu visite avait été durement persécutée par la police, qui l’accusa d’avoir donné asile aux frères alors qu’elle les savait recherchés. Effrayée, elle refusa toute nouvelle visite.

Les services de sécurité voulaient surtout connaître l’adresse locale du missionnaire. On ne lui posa aucune question à propos de sa religion, et son sac, qui ne contenait d’ailleurs qu’une Bible catholique, ne fut pas fouillé. Néanmoins, il fut convoqué de nouveau un peu plus tard et invité à quitter le pays. Il déclara qu’il n’avait pas envie de répondre à une telle invitation, mais on lui rétorqua que s’il ne partait pas volontairement, on l’y obligerait, “ce qui serait bien désagréable pour vous comme pour nous”, ajouta le commissaire de police.

Comme il s’enquérait du motif de son expulsion, le commissaire lui répondit évasivement, déclarant qu’on pouvait être expulsé d’un pays pour des raisons politiques, sociales ou “religieuses”. “Vous savez, dit-​il, il n’y a en Espagne que deux sortes de gens: des catholiques et des incroyants, et nous ne pouvons tolérer qui que ce soit d’autre.” Ce missionnaire partit donc le 6 juin pour la ville française de Perpignan, mais tout en gardant l’espoir de retourner en Espagne un jour, car son départ avait été “volontaire”. En effet, trois mois plus tard, il était de nouveau en Espagne où il servit pendant quelques années comme surveillant de filiale. Cet interrogatoire fut une expérience très utile qui fut incluse plus tard dans le programme d’une réunion de service, afin de montrer aux frères comment répondre aux questions des policiers. On les avertit ainsi des méthodes rusées employées par ces derniers, ce qui les aida à éviter les pièges visant à leur faire trahir les intérêts du Royaume ou à les amener à livrer leurs compagnons dans la foi. Désormais, ils étaient vraiment équipés pour suivre cette exhortation de Jésus Christ: “Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups; montrez-​vous donc prudents comme des serpents, mais innocents comme des colombes.” — Mat. 10:16.

INVITATIONS À L’ÉCOLE DE GALAAD

Au cours des années, de nombreux missionnaires diplômés de Galaad, l’École biblique de la Watchtower, ont servi en Espagne, et leur bon travail nous a valu des bénédictions. Mais ce n’est qu’en 1958 qu’un frère espagnol, José Cejudo, eut l’occasion de suivre les cours de l’École de Galaad. Notons qu’il fut ensuite envoyé en Argentine.

Au début de 1961, Salvador Adriá, surveillant de circonscription, et sa femme Margarita Comas visitaient le groupe de Torralba de Calatrava. Un jour, le facteur leur apporta une lettre assez volumineuse. Salvador s’éloigna pour la lire tranquillement. C’est alors que Margarita entendit ce cri: “Une invitation pour Galaad!” Depuis des mois, ils étudiaient l’anglais dans l’espoir d’une telle nouvelle. Mais après, ce fut le choc. Seul Salvador était invité à suivre un cours spécial de dix mois. Margarita se remémora alors ce refrain espagnol: ‘Mi gozo en un pozo’, ce qui signifie: ‘Ma joie est au fond du puits.’

L’été de la même année, les Adriá assistèrent à l’assemblée internationale du peuple de Dieu tenue à Paris. Ils y entendirent un discours dans lequel étaient mentionnées certaines régions d’Espagne où le témoignage n’avait pas encore été donné et où le besoin était grand. Margarita décida de demander à la filiale qu’un de ces territoires lui soit attribué pendant que son mari serait à Galaad. À la fin de l’assemblée, lors d’une conversation avec M. Henschel, celui-ci lui dit qu’elle pourrait elle aussi se rendre à Londres pour trois mois afin d’y perfectionner son anglais et que, si ses progrès étaient satisfaisants, elle serait invitée à Galaad avec son mari. Margarita manqua de s’évanouir d’émotion et de surprise.

La suite des événements fit donc qu’au lieu de rentrer en Espagne, les Adriá se rendirent pour trois mois au Béthel de Londres. Ils achevèrent d’y perfectionner leur anglais et partirent en novembre 1961 pour New York afin de suivre les cours de l’École de Galaad. Ils furent ainsi le premier couple espagnol à bénéficier de cette formation.

Soixante-neuf missionnaires diplômés de Galaad servent aujourd’hui dans diverses régions d’Espagne. Leur travail est très apprécié et ils sont une source d’encouragements pour leurs frères et sœurs espagnols.

AGRESSION POLICIÈRE EN GALICE

En Galice également, les Témoins de Jéhovah durent faire face à des persécutions pendant des années. Vers la fin de 1960, Francisco Córdoba et sa femme Margarita Roca durent payer chacun une amende de 1 000 pesetas (environ 100 francs) pour s’être rendus coupables depuis 1958 du délit de prosélytisme à La Coruña, où ils servaient comme pionniers spéciaux. En réalité, ils n’avaient pas été surpris en train de prêcher de maison en maison et n’avaient fait l’objet d’aucune dénonciation de la part des habitants de la région. Il s’agissait simplement d’une initiative prise contre eux par la police. Ils firent appel au sujet des amendes, mais en vain.

À cette époque-​là, nos réunions se tenaient dans une ferme à Joane, mais il fallait être extrêmement prudent. Comme il y avait une boutique à la ferme, les clients allaient et venaient à toute heure du jour ou de la nuit. Les réunions avaient donc lieu au-dehors, dans un hórreo, bâtiment rectangulaire et étroit, typiquement galicien, utilisé comme grenier. Elles débutaient à 22 ou 23 heures et se poursuivaient jusqu’à minuit passé. Chaque fois que quelqu’un entrait ou sortait, on éteignait les lumières pour éviter qu’on ne parle de ces allées et venues dans les fermes voisines. Certains assistants faisaient jusqu’à vingt-deux kilomètres à bicyclette pour se rendre aux réunions, après avoir travaillé toute la journée dans les champs. Francisco Córdoba et Jesús Arenas, les deux pionniers spéciaux, devaient effectuer un voyage de soixante-dix-sept kilomètres aller et retour pour visiter le groupe et diriger les réunions.

En décembre 1961, la police fit une descente dans la ferme où Ramón Barca, sa femme Carmen et le frère de celle-ci, Jesús Pose, vaquaient à leurs travaux quotidiens. Sans produire aucun mandat officiel, les policiers fouillèrent la ferme et confisquèrent les imprimés qu’ils trouvèrent, y compris une Bible Nácar-Colunga. Les trois Témoins furent arrêtés et conduits non loin de là, à Carballo, où on les interrogea pendant dix heures d’affilée. Deux jours plus tard, ils comparaissaient devant le juge local qui, tout en leur reconnaissant le droit de pratiquer leur religion chez eux et en privé, leur dénia celui de se livrer à aucune activité pouvant s’interpréter comme une manifestation publique de leur foi. Le verdict leur parvint trois semaines plus tard: 500 pesetas d’amende pour chacun d’eux. Ces amendes ne furent pas payées, car notre politique consistait alors à ne pas verser l’argent, mais plutôt à faire appel pour tenter d’obtenir justice par les voies légales.

Dans son rapport au gouverneur provincial, le chef de la police déclara que la conduite de cette famille était “bonne sous tous les rapports et qu’elle n’avait pas de mauvais antécédents”, et que, selon la Guardia Civil, “Ramón Barca était un homme d’ordre, en accord avec le régime”. Il ajoutait que bien que ces trois personnes soient Témoins de Jéhovah, “il était fort possible qu’aucun acte de prosélytisme n’ait été commis dans le hameau, car il leur eût été très difficile de faire des prosélytes dans cette région, où la foi catholique est si profondément enracinée”. Aussi, selon lui, pouvait-​on supposer que les Témoins “se contentaient de lire des commentaires de la Bible en privé et dans leurs propres demeures”. On avait toutefois remarqué que le couple rendait de fréquentes visites à un Témoin qui habitait La Coroña, la capitale provinciale, ce qui laissait présumer qu’il avait bel et bien commis le délit qui consistait à menacer l’énigmatique “unité spirituelle de l’Espagne”.

Au sujet des auxiliaires bibliques confisqués, l’officier responsable était d’avis ‘qu’on pouvait supposer qu’ils avaient l’intention de les distribuer à leurs amis ou à de futurs membres de la dite secte’. Le fait de supposer que quelqu’un avait l’intention de commettre un acte constituait donc une base d’accusation suffisante. Au cours de ses recherches, la police avait trouvé quelques adresses de gens qui étaient “sans aucun doute visités au cours de leurs activités de prosélytisme”, bien que, selon les conclusions du chef de la police, “on puisse considérer que les activités en question n’ont guère été suivies d’effet”. (C’est nous qui mettons en italiques.)

En dépit de ce rapport relativement favorable, les amendes furent maintenues. La raison de ce maintien était sous-entendue dans la notification officielle, où le gouverneur provincial justifiait ainsi sa décision: “Nous n’avons pas seulement eu présent à l’esprit le nouveau rapport qui émanait des services généraux de police, mais également les termes de la circulaire confidentielle signée du ministre de l’Intérieur (...) qui met en garde contre les activités de la secte des ‘Témoins de Jéhovah’, à laquelle appartiennent les trois personnes incriminées.” Il s’agissait de la circulaire confidentielle de mars 1961, qui ordonnait aux gouverneurs d’infliger aux Témoins de Jéhovah des amendes d’au moins 2 500 pesetas. Ainsi, dans l’esprit du gouverneur provincial, avec des amendes de 500 pesetas seulement, les Témoins s’en tiraient à bon compte.

Le cas fut porté devant la Cour suprême, qui décida de l’examiner à huis clos en l’absence des accusés et des avocats. Le 27 juin 1964, la cour déclara que les trois accusés étaient coupables de mettre en péril l’unité spirituelle de l’Espagne. Tout en admettant que la Charte des Droits autorise la pratique privée des religions non catholiques, la cour estima qu’il était suffisamment établi que les trois Témoins avaient fait du prosélytisme et, par suite, violé les lois qui protègent l’unité spirituelle (catholique) de la nation.

MENTALITÉ MOYENÂGEUSE À CORDOUE

La persécution sévissait également à Cordoue, ville d’Andalousie, dans le sud de l’Espagne, qui comptait à l’époque environ 200 000 habitants. Les traditions maures et arabes sont bien enracinées dans la ville, après des siècles d’occupation par les Maures. L’un de ses monuments les plus célèbres est la Mezquita (mosquée) reconvertie depuis en un lieu de culte catholique. Ce bâtiment, l’un des plus grands édifices religieux du monde, a 180 mètres de long et 130 mètres de large. Il se compose de dix-neuf nefs, et ses nombreuses voûtes reposent sur 850 colonnes. On trouve aussi dans la ville une synagogue juive, vestige d’un temps de tolérance religieuse. Mais pour la Cordoue des années soixante, ce temps était bien révolu.

Manuel Mula et Antonio Moriana, tous deux pionniers, firent partie des témoins chrétiens de Jéhovah qui endurèrent la persécution à Cordoue au début des années soixante. Ils avaient été envoyés dans cette ville en février 1961. Un jour, deux policiers vinrent les chercher pour les conduire au poste de police où ils apportèrent également quelques imprimés anciens de la Société. Les frères furent interrogés, mais on ne put obtenir d’eux aucun renseignement valable. Les policiers commencèrent alors à les frapper, d’abord à main nue, puis à coups de matraque de caoutchouc sur le dos et sur les jambes. Manuel s’en tira avec un œil au beurre noir, sans que la police n’ait pu obtenir aucun renseignement révélateur.

Les pionniers quittèrent le poste de police pour la prison, où ils furent détenus pendant quatre jours. On leur signifia ensuite qu’ils devraient payer des amendes d’un montant de 2 000 pesetas pour Antonio et de 5 000 pesetas pour Manuel, et ce dans un délai de dix jours. Ayant reçu l’ordre de quitter la province, Manuel se retrouva peu après à Barcelone, dans l’attente d’une nouvelle attribution. Malgré cela, Antonio Moriana réussit à poursuivre ses activités à Cordoue jusqu’en mai 1962.

L’épisode ci-dessus est tout à fait caractéristique. En fait, bon nombre de pionniers furent obligés de quitter Cordoue à cause des pressions policières. Mais en réalité, la police elle-​même subissait les pressions du clergé, l’ennemi des fidèles serviteurs de Jéhovah.

Étant donné la menace permanente d’arrestation et d’expulsion, l’œuvre s’effectuait à Cordoue, comme dans d’autres régions d’Espagne, avec la plus grande prudence. Nous ne proposions et n’emportions de maison en maison aucune de nos publications. Ce n’est que lors des nouvelles visites que nous en placions aux personnes qui manifestaient un intérêt sincère. Au lieu de faire toute une rue de porte en porte, nous espacions nos visites sur l’ensemble du territoire, sans jamais prêcher à toutes les portes d’un même immeuble. La police avait ainsi beaucoup de mal à localiser les Témoins quand ils donnaient le témoignage.

De plus, nous n’utilisions pour prêcher que la Bible catholique, mais cette Bible elle-​même était considérée comme une arme dangereuse entre les mains des Témoins de Jéhovah. Partout où il le pouvait, le clergé exerçait une pression constante sur les autorités pour les pousser à dépister tous ceux qui étudiaient en notre compagnie. Les policiers se faisaient parfois leurs instruments volontaires, mais il arrivait aussi qu’ils n’interviennent qu’à contrecœur. Tout dépendait bien sûr de la ville ou de la province concernée. À Cordoue, ils étaient indubitablement volontaires.

UNE AGRESSION HONTEUSE

L’une des agressions les plus honteuses jamais dirigées contre les Témoins de Jéhovah eut lieu vers le milieu de l’année 1962 à la ferme de Los Lastres, près de Lucena, au sud de la province de Cordoue. La famille Montalbán ayant accepté la vérité et commencé de prêcher dans les fermes du voisinage, des réunions chrétiennes furent rapidement organisées pour vingt à trente personnes.

Le 28 mai, un sergent de la Guardia Civil accompagné d’un autre policier se présenta à la ferme des Montalbán d’une façon particulièrement grossière. Il demanda à voir le chef de famille et menaça de le mettre en prison si l’étude de la Bible se poursuivait à la ferme.

Juste quatre jours plus tard, le 1er juin, un capitaine, un sergent et deux autres policiers vinrent inopinément à la ferme. Ils marmonnèrent quelque chose d’un ton rude à propos d’une “plainte anonyme” qui concernait des activités politiques et réclamèrent les noms de tous ceux qui étaient venus étudier la Bible à la ferme, pour la plupart des parents de la famille Montalbán. Par imprudence et par manque d’expérience, on leur donna les noms. Puis, sans aucun mandat de perquisition, les policiers fouillèrent les lieux. Ils se rendirent ensuite dans une autre ferme dont le propriétaire, qui étudiait également la Bible, était alors absent; ils n’en visitèrent pas moins la maison et emportèrent certaines publications.

Lors de cet incident, Juan Montalbán Ortega, le seul membre de la famille à être baptisé, fut insulté ouvertement et accusé de vivre en concubinage parce qu’il s’était marié à Gibraltar selon la loi britannique, au lieu de se soumettre au rite catholique espagnol. À la suite de sa visite, le capitaine rédigea un rapport et dit aux personnes présentes qu’elles devaient toutes le signer. Là encore, leur manque d’expérience fit tomber ces gens dans un piège, et vingt-huit d’entre eux signèrent le document. Ils tinrent néanmoins à y ajouter ces mots: “Nous étudions la Bible parce que c’est la Parole inspirée de Dieu. Il est dit dans les Écritures que nous devons prêcher et répandre la Parole afin d’apporter un message de salut à toutes les nations, et ensuite viendra la fin. — Matthieu 24:14.”

Le 15 juin, le gouverneur civil de Cordoue infligea à ces humbles cultivateurs des amendes dont le montant total s’élevait à 40 000 pesetas (environ 3 300 francs). Douze personnes furent ainsi condamnées à des amendes allant de 2 500 pesetas, comme le recommandait la circulaire du ministre de l’Intérieur, à un maximum de 5 000 pesetas pour quatre d’entre elles. D’après la terminologie en vigueur, on les accusait d’avoir “menacé l’unité spirituelle de l’Espagne en faisant du prosélytisme pour la secte des Témoins de Jéhovah”.

Ce groupe de personnes intéressées à la vérité voulut faire appel. Aussi le père, Antonio Montalbán, se rendit-​il avec son fils à Cordoue, la capitale provinciale, pour tenter de trouver un avocat qui voulût bien les défendre. Disons à la honte des avocats du barreau de cette ville qu’aucun d’entre eux n’accepta de les aider en quoi que ce soit. Ils firent donc de leur mieux, avec leurs connaissances limitées du droit. Ils versèrent le tiers du montant total des amendes et firent appel au nom des douze personnes en cause. Mais on ne leur avait pas dit qu’ils ne pouvaient faire appel pour les dix autres sans une autorisation légale signée par un notaire. Le gouverneur civil prit prétexte de ce détail technique pour rejeter les dix appels, tout en gardant l’argent déjà versé. Les appels présentés par le père et le fils qui, eux, avaient fait le voyage jusqu’à Cordoue, restèrent donc seuls valables. Bien que rejetés par le gouverneur civil et par le ministre de l’Intérieur, ils pouvaient encore, du fait de leur validité, être portés devant la Cour suprême. L’affaire se solda néanmoins par une défaite pour les frères, ainsi que pour la liberté d’expression religieuse.

Malgré les revers essuyés au cours de ces années de persécution, il est encourageant de savoir qu’il y a maintenant à Cordoue quatre congrégations prospères qui comptent environ 350 proclamateurs et huit autres congrégations dans toute la province, dont une à Lucena, non loin de la ferme de Los Lastres.

COMMENT FAIRE FACE À DES PERSÉCUTIONS CONTINUELLES

Ces persécutions continuelles des Témoins de Jéhovah en Espagne démontraient que les autorités de police avaient à cœur d’appliquer les circulaires établies entre 1959 et 1966 par le ministre de l’Intérieur. À Cordoue comme à Saint-Sébastien, Jaen, Castellon de la Plana ou Murcie, les pionniers furent arrêtés ou emprisonnés de façon arbitraire et condamnés à des amendes, de même qu’un groupe de cinq proclamateurs à Ciudad Real. L’amende minimum, soit 2 500 pesetas, était infligée dans la plupart des cas, mais elle n’a jamais été payée spontanément. Disons, pour expliquer ce point, que lorsqu’un cas était présenté devant la Cour suprême, il fallait d’abord déposer une somme correspondant au montant de l’amende, somme qui était automatiquement perdue en cas de décision défavorable. En revanche, si l’on obtenait gain de cause, on pouvait réclamer le remboursement de cette somme, même s’il fallait généralement plus de temps pour la récupérer que la loi n’en avait accordé pour la verser.

Obtenir l’aide d’un avocat n’était pas chose facile, comme en témoigne le cas de deux jeunes pionniers spéciaux, Francisca López et Francisca Almarza. Alors qu’elles servaient dans la capitale provinciale de Palence au début des années 60, elles furent condamnées plus d’une fois à payer de fortes amendes pour leurs activités de prédication. Un jour, l’avocat à qui elles avaient versé des honoraires pour plaider leur cause en appel ne se présenta même pas au tribunal. Cette négligence valut à nos sœurs pionniers trente jours de prison.

Ce cas particulier reflète une situation qui prévalait alors dans toute l’Espagne: on ne trouvait pas d’avocats disposés à défendre les Témoins de Jéhovah. Il s’en trouva bien un ou deux pour s’y risquer avec de bonnes intentions, mais quand on chercha à les intimider en leur disant que défendre les Témoins de Jéhovah pourrait nuire à leur carrière, leurs ardeurs combatives se calmèrent instantanément. Citons une heureuse exception, celle de MEduardo Ajuria qui défendit courageusement les Témoins de Jéhovah et qui, sans être lui-​même Témoin, s’attacha sincèrement à faire triompher la justice par les voies légales. Il représenta les Témoins de Jéhovah en de très nombreuses occasions, et jusque devant la Cour suprême.

VICTOIRES DEVANT LA COUR SUPRÊME

Il est arrivé que les Témoins de Jéhovah d’Espagne remportent des victoires juridiques quand leurs cas venaient devant la Cour suprême. Nous pourrions rapporter quelques-uns de nos succès.

En 1963, des inspecteurs de police visitèrent la pension “Monte Carlo” que Francisco Alonso Valle et sa femme Esperanza tenaient à Malaga. Ils étaient accusés d’organiser des réunions non autorisées. Leur maison fut fouillée et l’on prit les empreintes digitales de tous les occupants, y compris celles de leurs deux enfants âgés seulement de huit et quatre ans. Frère Fernández, qui avait assisté à ces réunions, fut tellement harcelé au salon de coiffure où il travaillait qu’il finit par perdre son emploi. À la suite de cette descente de police, quatre des personnes incriminées se virent infliger des amendes de 500 pesetas chacune, tandis que frère Fernández, considéré comme récidiviste, était condamné à 2 000 pesetas d’amende. Il avait déjà été condamné à une amende l’année précédente pour son appartenance à l’organisation des Témoins de Jéhovah, mais au lieu de payer il avait fait quinze jours de prison.

Le cas de ces cinq personnes fut présenté en appel devant le ministre de l’Intérieur, mais cet appel fut rejeté, leurs activités ayant soi-disant “menacé l’unité spirituelle de l’Espagne”. L’affaire fut donc portée devant la Cour suprême. Le 20 octobre 1966, la cour annula la décision du gouverneur civil de Malaga; elle considérait que, puisque les commentaires bibliques développés au cours des réunions privées étaient évidemment conformes à ce que croyaient toutes les personnes présentes, on ne pouvait par conséquent y voir une propagande qui visait à faire des prosélytes. D’autre part, il n’était pas prouvé que plus de vingt personnes avaient assisté à la réunion; il ne s’agissait donc pas d’une réunion non autorisée, les limites prévues par la loi n’ayant pas été franchies. C’était là une remarquable victoire concernant la tenue de nos réunions.

Il est intéressant de noter que de 1964 à 1967, la Cour suprême confirma trente-huit condamnations sur les plus de cinquante cas qui lui furent soumis en appel par les Témoins de Jéhovah. La plupart des causes ainsi perdues avaient trait à l’activité de prédication, regardée par les juges comme l’expression publique de croyances non catholiques et considérée par eux comme une violation de la loi alors en vigueur.

Le 10 juin 1964, deux jeunes sœurs, Santiaga Sánchez et Encarnita García, furent arrêtées dans l’autocar qui devait les reconduire chez elles à Torralba de Calatrava. On les conduisit au commissariat de Ciudad Real où on les interrogea de 8h. du matin à 16h. 30. Toutes deux furent condamnées à des amendes de 2 500 pesetas (210 F) pour “leur appartenance à la secte des Témoins de Jéhovah” et pour “s’être rendues dans la capitale pour y faire du prosélytisme en faveur de ladite secte”. Le soir de ce même jour, trois autres “suspects” furent arrêtés et questionnés à leur tour. On leur infligea le minimum de la peine prévue, soit 2 500 pesetas d’amende. Le ministre de l’Intérieur confirma ces sanctions quand elles lui furent présentées en appel. Il fallait donc, en dernier recours, en appeler à la Cour suprême.

La question posée devant la cour fut la suivante: Le fait qu’une personne admette au cours d’un interrogatoire qu’elle est Témoin de Jéhovah peut-​il, en lui-​même, être retenu comme base d’accusation? La cour observa qu’en dehors des interrogatoires individuels, le constat de police ‘avait été établi sans qu’aucune autre action n’ait été entreprise pour tenter de réunir des pièces à conviction, des témoignages directs ou des renseignements qui permettraient de vérifier les faits’. Les juges soulignèrent l’imprécision de l’enquête de police ainsi que l’absence totale de preuves, preuves qui sont ‘nécessaires dans tous les cas pour que les faits sur lesquels repose une présomption de culpabilité soient considérés comme acquis’. La cour conclut par conséquent qu’“il ne ressort des interrogatoires qu’une conviction personnelle”. Concernant l’accusation de prosélytisme, la cour estima ‘qu’aucune vérification n’avait été faite, et qu’il n’apparaissait même pas dans le constat de police qu’on eût tenté d’en faire une’. Pour ces raisons, les cinq accusés furent acquittés, encore qu’il ne leur a jamais été possible de récupérer en totalité les avances déposées pour ces amendes.

Comparées aux condamnations qui furent confirmées en appel, les victoires juridiques furent rares et espacées. Mais en dépit des emprisonnements, des amendes et des expulsions, les pionniers suivirent fidèlement l’exemple des apôtres et continuèrent de prêcher avec zèle (Actes 5:27-29). Bien que les proclamateurs locaux aient été souvent en butte à la persécution, ce sont les pionniers qui durent soutenir le plus fort de ces attaques, et cela bien souvent dans des territoires isolés, sans le réconfort qu’auraient pu leur apporter les relations fraternelles et les réunions d’une congrégation.

LA VÉRITÉ DANS UNE COQUILLE DE NOIX

Parvenus à ce stade de notre récit, nous voudrions vous raconter par quel moyen original certains frères subvenaient aux besoins spirituels et physiques de leurs compagnons emprisonnés. Tout commença le 7 décembre 1961, alors que Félix Llop conduisait une étude avec un petit groupe à Oviedo. Deux cars de police firent une descente imprévue. La maison fut fouillée, les Bibles et les imprimés confisqués. Félix et un autre frère, Sergio Cruz, de nationalité cubaine, furent conduits en prison. Leurs femmes furent convoquées le lendemain au commissariat. Après deux jours d’interrogatoires, elles furent emprisonnées à leur tour. On les photographia tous les quatre, on prit leurs empreintes digitales et on les garda en prison pendant dix jours, jusqu’au prononcé de la sentence. Le gouverneur civil leur infligea des amendes d’un montant total de 17 000 pesetas (environ 1 400 F) pour avoir fait du “prosélytisme clandestin à Oviedo en faveur de la secte des Témoins de Jéhovah”. De plus, on leur refusa la liberté provisoire.

Mais tandis que les quatre Témoins étaient en prison, les frères du dehors restaient conscients de leurs besoins physiques et spirituels. C’est ainsi qu’un jour, un prisonnier digne de confiance remit à Félix un paquet de provisions qui contenait un sac de noix. Félix en donna une poignée au prisonnier et envoya à Sergio la moitié du contenu du sac. Quelques instants plus tard, le prisonnier revint en disant: “Regardez ce que nous avons trouvé dans les noix!” Elles contenaient des pages du livre “Éprouvez toutes choses”. Félix cassa prestement ses noix et trouva dans chacune d’elles des pages de cette publication. Un frère avait ouvert chaque noix avec précaution, en avait extrait la chair et avait introduit à la place une page bien pliée, après quoi il avait refermé la coquille avec de la colle. Félix et Sergio cachèrent ces pages dans des livres empruntés à la bibliothèque pour pouvoir les lire sans se faire prendre.

Félix et sa femme María furent renvoyés un peu plus tard dans la province de Barcelone dont ils étaient originaires, à quelque 1 130 kilomètres de là. Le voyage s’éternisa pendant onze longues journées, entrecoupées de haltes dans six prisons crasseuses et vétustes. Pendant tout ce temps, Félix resta attaché par des menottes à des criminels de droit commun. Une fois arrivés à Barcelone, leur épreuve n’était pas terminée. Ils durent subir de nouveaux interrogatoires et ne furent mis en liberté provisoire qu’après avoir passé trente-sept jours dans des prisons diverses.

LES ENFANTS AUSSI SONT VISÉS

Pendant ces longues années de persécution en Espagne, les enfants des Témoins de Jéhovah durent faire face, eux aussi, à l’opposition et à diverses difficultés. Le 20 octobre 1961, par exemple, à l’école primaire de Torralba de Calatrava (Ciudad Real), tous les enfants durent se mettre en rang pour se rendre à la messe. Juan García âgé de neuf ans, dont les parents étaient Témoins, sortit du rang pour expliquer à l’instituteur, comme il l’avait déjà fait auparavant, qu’il appartenait à une autre religion et ne pouvait, par conséquent, assister à la messe. L’instituteur lui ordonna de prendre ses livres et de quitter l’école pour n’y plus revenir.

Le père de Juan se présenta à l’école pour tenter de s’expliquer avec l’instituteur. Mais ce dernier resta sur ses positions, disant qu’il ne pouvait tolérer la présence d’élèves non catholiques dans une école catholique. Le père lui fit remarquer qu’il n’y avait pas d’établissement non catholique dans la ville et qu’il n’était pas juste de renvoyer son fils pour des motifs d’ordre religieux alors que la loi garantissait le droit à l’instruction pour tous les enfants. Mais l’instituteur ne voulut pas céder et refusa de reprendre le jeune garçon.

Le maire de l’endroit soumit la question en haut lieu, si bien qu’en février 1962 l’instituteur reçut l’ordre de réintégrer Juan dans sa classe. Entre-temps, cette attitude intolérante avait fait perdre à l’enfant trois mois d’école.

Un cas similaire se produisit à Carrión de Calatrava, une autre petite ville à quelques kilomètres de là, où Félix Angulo, âgé de dix ans, fut battu par l’instituteur, conduit de force à la messe, puis renvoyé de l’école ainsi que son frère et sa sœur. Ceci se passait trois mois après la conclusion de l’affaire de Torralba.

Un autre problème fut soulevé à Manresa, dans la province de Barcelone, à propos de Juanito Belmonte, onze ans, fils de José Belmonte. L’instituteur ordonna à tous les enfants de se lever pour saluer le drapeau national. Juanito se leva donc, mais ne salua pas. L’instituteur se mit à le battre et voulut lui lever le bras de force pour l’obliger à saluer, mais en vain. Alors l’enfant reçut l’ordre de quitter définitivement l’école. — Ex. 20:4-6; Ps. 3:8; I Jean 5:21.

José, père de Juanito, tenta de faire raisonner l’instituteur et lui fit observer que le salut au drapeau n’était pas une condition préalable à l’admission d’un enfant à l’école. Puis il lui démontra que son fils avait témoigné plus de respect pour ce que le drapeau représente que l’instituteur n’en avait démontré lui-​même en commettant contre Juanito un acte d’agression, en le battant et en le renvoyant arbitrairement de l’école. Mais l’instituteur refusa de prendre ces arguments en considération et claqua la porte au nez du père.

L’affaire n’en resta pas là. L’instituteur alla dénoncer le père et le fils, les accusant de ne pas respecter le drapeau et de tenir chez eux des réunions bibliques illégales. Les policiers firent ce qu’on attendait d’eux et allèrent chercher le frère sur son lieu de travail, sous prétexte de recueillir sa déposition. Finalement, le gouverneur civil de Barcelone infligea à José Belmonte une amende de 5 000 pesetas, pour avoir soi-disant incité son fils à se livrer à des actes irrespectueux vis-à-vis du drapeau.

DES ADOLESCENTS FACE À LA PERSÉCUTION

En octobre 1962, Jesús Laporta, un jeune pionnier ordinaire de seize ans, se rendit à Castellon de la Plana, sur la côte méditerranéenne à l’est de l’Espagne. Il était accompagné d’un autre pionnier, Florentino Castro. Leur arrivée porta à cinq le total des proclamateurs du Royaume de la ville et stimula l’activité de prédication. Ils se signalèrent ainsi à l’attention du clergé et de la police locale.

En juillet 1963, l’œuvre de témoignage avait porté ses fruits et de petits groupes de personnes croyantes s’étaient constitués, non seulement à Castellon, mais aussi dans les autres petites villes qui émaillent cette campagne prospère spécialisée dans la production des oranges. Le 5 juillet, Florentino était arrêté et, trois jours plus tard, la police appréhendait aussi Jesús dans la pension où il logeait. Accusés de propagande illégale et de prosélytisme, ils restèrent trente jours en prison.

En décembre 1963, Jesús fut nommé pionnier spécial. À cette même époque, sa sœur, âgée de quatorze ans, vint le rejoindre à Castellon. Le 2 avril 1964, comme le jeune homme était absent, la police força sa porte, fouilla les lieux de fond en comble, confisqua les Bibles et les imprimés et s’empara des clés de la maison, tout ceci sans mandat de perquisition. Au cours de cette intrusion, ils trouvèrent Florentino Castro, alors pionnier ordinaire, et l’arrêtèrent. Un autre jeune pionnier ordinaire, Juan Pedro Ruiz, vint à la maison alors que la perquisition était en cours. Il fut arrêté à son tour. Comme le temps manquait pour interjeter appel des amendes qui leur furent infligées, les frères durent passer vingt jours en prison.

Jesús était toujours recherché et, environ une semaine après cette expédition, la police réussit à mettre la main sur lui. Condamné à 5 000 pesetas d’amende, il fit immédiatement appel. Il n’en passa pas moins huit jours en prison et, durant tout ce temps, sa jeune sœur dut rester à la maison seule et sans protection.

Les autorités persécutèrent sans pitié ce petit groupe de jeunes gens. Elles revinrent à l’attaque en septembre 1964 en arrêtant de nouveau Florentino Castro et Juan Pedro Ruiz. Tous deux se virent infliger des amendes de 5 000 pesetas pour “avoir fait du prosélytisme et propagé les idées (...) de la secte protestante des Témoins de Jéhovah”. Florentino fut ainsi condamné à payer une amende trois fois en quinze mois pour le même délit.

Le cas de Jesús fut entendu en appel par la Cour suprême le 4 février 1966. La défense se basait sur le fait que ce qu’on lui reprochait n’était nullement prouvé. Aucune plainte n’avait été déposée contre lui. De son côté, l’accusation s’appuyait sur la réputation antérieure de Jesús et sur un rapport de police disant qu’il était connu pour avoir fait du prosélytisme. La Cour suprême confirma alors la sentence, établissant ainsi un dangereux précédent qui permettrait de condamner toute personne connue comme Témoin de Jéhovah. Heureusement, cette décision fut contrebalancée par celle qui fut prise en novembre de la même année dans l’affaire de Ciudad Real dont nous avons parlé plus haut.

En 1966, Florentino travaillait toujours à Castellon, mais plus comme pionnier. Le 22 mars à 12 h 15, deux policiers vinrent l’arrêter sur son lieu de travail. Interrogé dans les bureaux de la police, on le frappa à deux reprises pour tenter d’obtenir de lui des renseignements sur les autres frères de son groupe. On l’accusa de vagabondage, bien qu’il ait été arrêté sur son lieu de travail, ce qui prouvait à l’évidence qu’il n’avait rien d’un vagabond. Il passa six jours en prison, puis Madrid donna l’ordre de le relâcher, car on ne trouvait vraiment rien à lui reprocher.

Pendant ces années de persécution intense, la vérité ne progressa que lentement à Castellon. C’est ainsi qu’en mars 1966, après quatre années d’activité à plein temps, il n’y avait encore que treize proclamateurs du Royaume dans la région.

Malgré la loi de 1967 sur la liberté religieuse, la police de Castellon s’obstinait à harceler les Témoins de Jéhovah. En avril 1970, elle fit une descente dans une maison particulière où seize adultes et cinq enfants s’étaient réunis pour examiner la Bible. Les policiers produisirent un mandat de perquisition, mais voyant qu’ils avaient interrompu une étude biblique, ils partirent après s’être assurés que les frères se présenteraient ensuite au commissariat. Ils furent alors accusés d’avoir tenu une réunion illégale et l’affaire fut transmise au juge de l’endroit. Des démarches furent entreprises pour soumettre la question à la Commission pour la liberté religieuse instaurée depuis peu. Cette initiative suffit à éteindre l’action policière et fournit la preuve que cette Commission avait effectivement le pouvoir de garantir, dans une certaine mesure, la liberté religieuse.

En 1970, la congrégation de Castellon prospéra dans d’étonnantes proportions. Le rapport d’avril faisait état de 79 proclamateurs, alors que celui de juin en indiquait 108. Peu après, des groupes se constituèrent séparément dans les villes voisines de Burriana et Vall d’Uxó. Enfin, après la reconnaissance légale des Témoins de Jéhovah, la congrégation de Castellon fut la première à bâtir sa propre Salle du Royaume. Cette salle, qui pouvait accueillir 200 personnes, fut inaugurée au printemps 1971 par le surveillant de filiale. Après neuf ans de persécutions policières, les choses avaient bien changé. Ce bâtiment était une nouvelle preuve de l’échec total de la campagne menée pendant huit ans par le ministre de l’Intérieur pour écraser les Témoins de Jéhovah, en dépit du zèle déployé par la police locale pour observer à la lettre les ordres et les circulaires.

ARRESTATION À ALMERIA

À cette époque, la police s’est acharnée un peu partout, et notamment à Almeria, sur la côte sud de l’Espagne, où deux jeunes sœurs pionniers spéciaux, Ana María Torregrosa et Ester Sillas Evangelino avaient été envoyées par la Société en mars 1962. Courant avril, le surveillant de circonscription Enrique Roca ainsi que sa femme leur rendirent visite. Elles les hébergèrent dans leur appartement loué.

Un matin, on frappa à la porte. “Qui est-​ce?”, demanda Ester. “Police!”. “La police?”, répéta Ester à haute voix dans l’intention, qui échappa toujours à la police, d’avertir le surveillant de circonscription et sa femme. Puis, avec la même présence d’esprit, Ester demanda immédiatement aux policiers s’ils avaient un mandat. Non, ils n’en avaient pas, mais elle devait les suivre au commissariat. Elle les suivit, et Enrique et sa femme en profitèrent bien sûr pour partir. D’ailleurs, le départ de frère Roca fut si précipité qu’il ne pensa pas à remettre la chambre en ordre. Quand les policiers y pénétrèrent, on y voyait un lit d’une personne et, à même le sol, le matelas sur lequel le frère avait dormi, avec son pyjama bien en évidence.

“Qui dort ici?”, demanda le policier à Ester. “C’est moi”, répondit-​elle. “Comment cela? Sur les deux lits?”, insista-​t-​il. Essayant de prendre les choses à la plaisanterie, elle répondit: “Ce matelas est si confortable que je dors dessus quand je suis fatiguée de mon lit.” Le policier se mit à rire et ne posa plus de questions.

Les sœurs furent détenues dans la cellule du poste de police durant quatre jours et trois nuits. On les interrogeait constamment, et le plus souvent séparément. L’interrogatoire n’était d’ailleurs pas conduit par des amateurs. Placée sous un violent éclairage, Ester était entourée de policiers qui la bombardaient de questions. Elle faisait un peu la sotte, si bien que ses réponses ne leur disaient pas grand-chose. À un moment, comme ils triomphaient pour l’avoir obligée à se contredire, elle fit l’étonnée: “Une contradiction? Comment cela? Pourrais-​je revoir ce que j’ai signé hier?” Ils lui montrèrent sa déposition qu’elle relut en entier bien attentivement pour ne pas retomber ensuite dans la même erreur. Elle n’était pas si sotte qu’elle en avait l’air. Quand on lui posait des questions difficiles, Ester demandait un moment pour se concentrer et mettait ce temps à profit pour prier Jéhovah et lui demander son aide. — Voir I Samuel 21:12-15.

UN JUGE BIENVEILLANT

Les deux sœurs furent ensuite conduites au tribunal pour être interrogées par le juge et pour signer une nouvelle déposition. Selon la justice espagnole, quand la police a recueilli les dépositions et établi son rapport, l’accusé est présenté au tribunal et interrogé par le juge, qui décide ensuite s’il y a eu délit ou non. Dans l’affirmative, il prononce une peine. Il existe aussi une autre procédure administrative qui consiste à porter l’affaire devant le gouverneur civil qui prend une décision basée sur les preuves indiquées dans le rapport de police et les déclarations de l’accusé. C’est cette dernière procédure qui fut appliquée à la plupart des cas qui concernaient les Témoins de Jéhovah.

Après que les sœurs eurent signé leur déposition devant le juge, il commença à leur poser d’autres questions, mais avec bienveillance. Il leur dit qu’elles n’avaient rien à craindre, que maintenant qu’elles avaient signé leurs dépositions aucune autre mesure ne serait prise contre elles. Ester profita de l’occasion pour donner le témoignage devant quatorze personnes, dont des officiers de justice et des policiers. Quand elle eut fini de parler, quelle ne fut pas sa surprise d’entendre le juge leur dire qu’elles étaient libres et qu’elles pouvaient récupérer ce que la police leur avait confisqué au cours de la perquisition.

Mais dès que les sœurs furent sorties dans le couloir, la situation se retourna. Deux policiers en uniforme vinrent leur dire de les accompagner au poste de police, toujours pour le même sujet. Quand elles se présentèrent, on les informa que le gouverneur civil les condamnait chacune à une amende de 2 000 pesetas, et qu’à défaut de payer elles devraient aller en prison. Elles partirent donc pour la prison.

En prison, un nouveau champ d’activité s’ouvrit devant elles, car elles avaient l’occasion de prêcher aux détenues, aux fonctionnaires et aux religieuses qui s’y trouvaient. Mais il devint difficile de prêcher aux autres détenues, car les religieuses faisaient tout leur possible pour empêcher ce genre de contacts. Pendant les récréations, tout le monde pouvait se promener librement, sauf Ester et Ana María qui restaient confinées dans leur cellule. Ceci toutefois ne constituait pas un obstacle pour les autres prisonnières qui désiraient voir les sœurs, car elles pouvaient leur parler en grimpant sur un figuier près de la fenêtre de leur cellule. Les sœurs, de leur côté, poussaient leurs lits contre le mur et montaient dessus pour pouvoir poursuivre leurs activités de témoignage. Quand les religieuses passaient dans les parages, rendant toute communication impossible, les sœurs se mettaient à chanter des cantiques du Royaume, au grand étonnement de leurs codétenues. Comment pouvaient-​elles être si heureuses quand tout le monde était si triste?

Ester tira de ce long mois passé en prison un profit inattendu: ce fut pour elle une occasion de lire la Bible du début jusqu’à la fin.

Miguel Gil, pionnier spécial à Grenade, fut envoyé à Almeria pour trouver un avocat afin d’aider les sœurs. Cet avocat eut un entretien avec le juge qui s’était tout d’abord occupé de l’affaire. En apprenant le traitement infligé aux deux jeunes filles, ce dernier fut pris d’une telle indignation qu’il se rendit à la prison pour les voir. Mais on chercha à l’en empêcher, sous prétexte qu’elles étaient au secret, ce qui était totalement faux. Il insista et finit par avoir gain de cause. Il offrit alors aux sœurs de les aider par tous les moyens possibles, et même d’écrire à leurs familles pour les rassurer. Il les encouragea aussi à persévérer dans leur bon travail à leur sortie de prison, ajoutant qu’il serait alors heureux d’avoir leur visite. Cette généreuse intervention encouragea beaucoup Ester et Ana María.

Quand elles sortirent enfin de prison, elles constatèrent avec joie que Miguel Gil était venu les accueillir. On peut signaler au passage que, selon toutes probabilités, elles devaient ce mois de prison aux intrigues du curé de Pescadería, un des quartiers de la ville. Il s’était livré à des manœuvres d’intimidation, et la dénonciation des sœurs à la police émanait certainement de lui.

Naturellement, ce n’était pas la seule fois que les frères eurent affaire avec la police d’Almeria. Mais ce cas méritait d’être cité à cause de la gentillesse manifestée par un juge de la ville. Avec les années, la congrégation d’Almeria a grandi. En 1972, après avoir rencontré quelques difficultés avec la mairie, les frères ont inauguré leur Salle du Royaume. De nos jours, la congrégation est composée de 124 proclamateurs, de 8 pionniers ordinaires et de 2 pionniers spéciaux.

LE COMBAT SE POURSUIT À MAJORQUE

Après avoir parlé des épreuves subies par le peuple de Jéhovah sur le continent, considérons son activité dans l’île de Majorque. En 1961, à Majorque, la situation des frères s’aggrava. On se mit à surveiller tous ceux qui recevaient des cartons de publications, et les Témoins qui étaient trouvés dans la rue en possession des écrits de la Société couraient le risque d’être gardés “à l’ombre” pendant une semaine. En juin de cette année-​là, la police importuna les frères en multipliant ses visites à leur domicile.

Nul ne peut savoir quand surviendront les difficultés. Par exemple, en une certaine occasion, Antonio Molina et Gabriel Vaquer étaient en train de prêcher à Palma de Majorque, lorsqu’un homme les invita à entrer pour examiner avec lui la brochure “Cette bonne nouvelle du royaume”. Tout d’abord, il dut aller chercher ses lunettes; ensuite, sa femme sortit pour acheter du “lait”. Quelques minutes plus tard, elle revint avec le “lait”, à savoir deux policiers en civil qui se mirent à interroger les frères. Antonio et Gabriel commencèrent par leur demander de décliner leur identité. En fait, l’un était lieutenant-colonel de la Guardia Civil et l’autre brigadier. Décidément, ce lait était “tourné”! Par la suite, ils apprirent que le maître de maison faisait également partie de la Guardia Civil. Les frères furent interrogés puis emmenés en prison où on les garda pendant quinze jours.

Pour le peuple de Jéhovah à Palma, la situation était tragique. Les Témoins de Jéhovah semblaient avoir des espions et des ennemis partout, qui n’attendaient que l’occasion de les surprendre à parler de la Parole de Dieu. Voyons, par exemple, ce qui est arrivé à Félix Lumbreras, père de trois enfants, et à Catalina Forteza de Mula, femme de Manuel Mula (qui a fait l’objet de nombreuses arrestations). Le 27 mai 1962, tandis que Félix et Catalina bavardaient avec une personne bien disposée pour la vérité, un policier qui habitait en face de chez elle quitta son appartement et descendit l’escalier. Quand les deux Témoins sortirent de l’immeuble, le policier les attendait pour les arrêter. Chacun d’eux fut condamné à une amende de 1 000 pesetas.

Le 14 novembre 1963, Jaime Sastre et Antonia Galindo furent arrêtés alors qu’ils prêchaient de maison en maison; sans le savoir, ils avaient donné le témoignage à un garde civil. Quand la femme de Jaime alla au commissariat pour se renseigner au sujet de son mari, les policiers nièrent l’avoir emprisonné. Elle se rendit donc au bureau du gouverneur civil. De l’entretien qu’elle eut avec son secrétaire, elle conclut que son mari était retenu au quartier général de la Guardia Civil. Elle y alla donc, et on lui dit que la prochaine fois que son mari serait arrêté, il écoperait trois mois de prison. S’il y avait récidive de sa part, il serait mis au secret et on ferait disparaître la clé de sa cellule. On ne lui permit pas de voir son mari. Finalement, le couple fut condamné à payer une amende et le gouverneur civil repoussa leurs appels en justice.

Le 25 décembre 1963, cinq frères de la congrégation d’Inca donnaient le témoignage en territoire isolé dans la ville de Petra. Tandis qu’ils attendaient le train pour rentrer à Inca, ces frères reconnurent un fanatique qu’ils avaient rencontré le matin même. Celui-ci fit une courte apparition à la gare et repartit. Un instant plus tard, un garde civil accostait les frères et les priait de l’accompagner au poste de police. On les fouilla et on confisqua toutes leurs publications, y compris la Bible. Les frères durent signer une déposition, après quoi on les relâcha. À la suite de cela, quatre d’entre eux furent condamnés à une amende.

LE VERDICT DE LA COUR SUPRÊME

Le 10 décembre 1965, la Cour suprême décida de regrouper quelques-unes des affaires qui s’étaient produites à Majorque. Elle prononça son verdict à la suite des appels en justice de Félix Lumbreras, de Catalina Forteza de Mula, de Jaime Sastre et d’Antonia Galindo, ainsi que ceux des quatre frères d’Inca qui avaient été appréhendés à Petra.

Rendant un jugement unique, la Cour a statué sur le fait que les Témoins ne s’étaient pas limités à exercer leur culte en privé. Au contraire, il fut établi qu’ils “se font ouvertement connaître en participant activement et en connaissance de cause à une œuvre de prosélytisme. Ils l’exercent publiquement en faisant de la propagande et en effectuant de nombreuses visites au domicile des habitants de la région. Ce faisant, ils relèvent manifestement d’interdiction”. Les appels en justice furent rejetés, et les Témoins perdirent leur procès.

Il n’y avait pas de doute possible quant à l’attitude des autorités à l’égard du peuple de Jéhovah. Elles étaient déterminées à anéantir les serviteurs de Dieu au moyen de l’intimidation et en les jetant régulièrement en prison. À Inca, un frère rendit visite à un lieutenant de la Guardia Civil qu’il connaissait personnellement. Au cours de la conversation, le lieutenant lui dit: “Jusqu’à maintenant, nous n’avons pas cherché à vous nuire; mais nous avons reçu ordre de vous ‘exterminer’. Plutôt que de perdre mon uniforme, je vous ferai tous ‘coffrer’. (...) Le gouverneur nous ordonne d’aller de maison en maison pour mettre en garde les habitants et leur demander de signaler vos visites. Notre consigne est de vous ‘cueillir’, où que vous soyez, et de vous conduire, menottes aux poignets, tout droit en prison.”

LA RESPONSABILITÉ DU CLERGÉ

Bien entendu, l’Église catholique était à l’origine de cette persécution et le clergé se réjouissait des mauvais traitements infligés aux Témoins. Par exemple, le 18 septembre 1962, l’évêque de Majorque fit cette déclaration au cours d’une émission radiodiffusée: “Nous remercions Dieu de nous avoir aidés à identifier ceux qui font le bien. Nous remercions Dieu de nous avoir aidés à identifier ceux qui dénaturent la Parole du Bon Dieu. Regardez-​les! Ils sont en prison, poursuivis en justice et châtiés. (...) Maintenant, voyons ensemble ce qu’il en est de la religion catholique. Une fois de plus, nous remercions Dieu de ce qu’elle demeure la vraie religion.” Plutôt que de remercier Dieu, l’évêque aurait mieux fait d’adresser ses remerciements au gouverneur civil et à la Guardia Civil pour leurs efforts en vue de préserver la primauté de l’Église catholique.

Le prêtre de la paroisse de Cristo Rey dans la ville d’Inca fut un adversaire fanatique des Témoins de Jéhovah. Il fit aussi des émissions radiophoniques contre les Témoins et publia des articles diffamatoires pour le peuple de Dieu. De plus, il allait de maison en maison pour collecter les publications laissées par les Témoins afin de les brûler. Dix ans plus tard, tous ces événements eurent d’étonnantes répercussions. En 1971, Luis Salazar, qui était en vacances à Inca, frappa par hasard à la porte de ce prêtre dans le cadre de la prédication. Celui-ci l’invita à entrer et, après une brève conversation biblique, il sollicita le pardon des Témoins de Jéhovah pour l’hostilité qu’il avait manifestée à leur égard. Il comprenait maintenant son erreur et il était conscient d’avoir agi de façon non chrétienne. Le prêtre montra au frère Salazar qu’il avait les livres de la Société dans sa bibliothèque et dit: “S’il existe des hommes bons ou saints dans ce monde, ils se trouvent certainement chez les Témoins de Jéhovah.”

LA PERSÉCUTION AFFERMIT LES TÉMOINS

Ces années difficiles ne firent qu’affermir le peuple de Jéhovah. En décembre 1972, il y avait 500 proclamateurs à Majorque, 26 sur l’île d’Ibiza et 40 sur l’île de Minorque. Aujourd’hui, Majorque compte 950 proclamateurs, Ibiza 61, et Minorque 91. Fait intéressant, il y a à Palma un Témoin pour 385 habitants, alors que la moyenne du pays est de un Témoin pour 908 habitants.

Par l’entremise de son organisation visible, Jéhovah a aidé son peuple en Espagne à traverser les années particulièrement difficiles qui s’échelonnèrent de 1958 à 1967. Durant cette période, la persécution, sous quelque forme que ce soit, sévissait dans la plupart des grandes villes. Ce récit ne rapporte que quelques exemples typiques des mauvais traitements endurés par les pionniers et les Témoins de Jéhovah en général.

Des cas de persécution se produisirent à Huelva et à Alicante. En 1962, à Manresa (dans la banlieue de Barcelone), on arrêta 14 personnes, parce qu’elles étudiaient la Bible en commun; mais les poursuites furent finalement abandonnées. À Saragosse, où Máximo Murcia et sa femme avaient été jetés en prison pour quinze jours en 1960, le prêtre et la police harcelèrent une famille d’origine américaine qui avait ouvert sa maison aux Témoins pour y tenir des réunions bibliques. Nous pourrions allonger la liste, en y ajoutant l’expulsion du missionnaire Carl Warner, en 1961. Oui, il y a eu d’innombrables cas de persécution et, durant ces dix années, les Témoins ont été harcelés dans toute l’Espagne. Mais ces épreuves ont fortifié la foi des frères et Jéhovah les a aidés à continuer d’accomplir sa volonté, ce qui a produit un accroissement spectaculaire.

L’opposition du clergé tant catholique que protestant n’a jamais cessé. Bien entendu, pendant des années le clergé a eu le soutien actif du ministère de l’Intérieur. De toute évidence, en voici un exemple. Alors que le gouvernement préparait une loi sur la liberté religieuse, le directeur général de l’Intérieur, rattaché au ministère de l’Intérieur, faisait paraître, le 24 février 1966 une circulaire (N5) qui devait servir de directive pour tous les gouverneurs civils; on y lisait entre autres:

“Il est nécessaire de prendre des mesures de répression exemplaires contre les membres de la secte des ‘Témoins de Jéhovah’ pour l’œuvre illégale de prosélytisme qu’ils accomplissent sur l’ensemble du territoire national. (...) La raison en est que les amendes infligées jusqu’ici se sont avérées inefficaces pour arrêter l’œuvre en question (...). En conséquence, je prie instamment votre Excellence, sur l’ordre de son Excellence le ministre de l’Intérieur, de dénoncer aux tribunaux chargés de réprimer le vagabondage tous les membres de ladite secte qui seraient pris à participer à une telle œuvre.” Dix-huit mois plus tard, la loi sur la liberté religieuse entrait en vigueur et le comportement général à l’égard des Témoins de Jéhovah devint plus favorable. Cette nouvelle loi eut également pour effet d’assouplir l’attitude des autorités.

D’ÉMINENTS JURISTES ANALYSENT LA SITUATION SUR LE PLAN JURIDIQUE

Le combat mené par les Témoins de Jéhovah durant ces années de persécutions intenses donna un remarquable témoignage dans le milieu juridique. Bon nombre de juristes et de juges eurent leur premier contact avec le peuple de Dieu à la suite de sa ténacité à faire appel en toute occasion auprès de la Cour suprême, pour qu’on lui rende justice et lui accorde la liberté religieuse. Ce fut le cas pour Lorenzo Martín-Retortillo, remarquable juriste espagnol et professeur de droit, qui exerçait autrefois à l’université de Salamanque et aujourd’hui à l’université de Saragosse. En 1970, il publia une étude sur la liberté religieuse et l’ordre public.

Cet ouvrage de soixante-dix-huit pages est en fait une analyse des nombreux cas qui furent portés devant la Cour suprême et qui l’obligèrent à définir la pratique en privé d’une religion et à donner l’interprétation de l’expression “unité spirituelle de l’Espagne”.

Après une étude des chefs d’accusation des différents cas retenus, ce juriste écrivit ce qui suit: “On arrive aisément à cette conclusion: Les types de conduite suivants font l’objet de sanctions et sont passibles de poursuites judiciaires en tant qu’ils sont contraires à l’ordre public: organiser des réunions pour parler de la Bible ou d’autres textes religieux, posséder des publications à des fins de propagande religieuse, visiter des amis ou les gens chez eux pour faire des adeptes; voyager et établir des contacts dans le même but, etc. Par conséquent, il s’agit là d’actions en rapport avec le culte, (...) ou encore d’actions qui témoignent d’un esprit d’évangélisation.”

Quoique des cas de Témoins de Jéhovah soient cités dans presque chacune des pages de cet ouvrage, le troisième chapitre est intitulé “Incidence particulière des sanctions prises contre les ‘Témoins de Jéhovah’”. Nous y lisons entre autres: “Quiconque étudie la jurisprudence sur une période de dix ans et examine les sanctions prises par le gouvernement pour trouble de l’ordre public par la pratique d’une religion, celui-là sera frappé par cette constatation: ceux qui ont fait appel en justice sont, pour la plupart, membres du même groupement religieux. Ceux qui ont fait appel contre les décisions administratives sont pratiquement tous ‘Témoins de Jéhovah’.”

Après être arrivé à cette conclusion, Lorenzo Martín-Retortillo soulève les questions suivantes: “Les Témoins de Jéhovah sont-​ils les seuls de tous les groupements non catholiques à effectuer une œuvre qui soit en dehors des limites permises? L’administration est-​elle d’avis que ce groupe fasse l’objet d’une attention spéciale en raison du danger particulier qu’il représente, dans son activité, de l’importance qu’il prend ou de toute autre chose? (...) Comme vous le voyez, ce sont des questions auxquelles je ne puis répondre aujourd’hui; d’ailleurs, je n’essaierai même pas de le faire. (...) Néanmoins, je peux dire qu’il a été troublant de constater au cours de cette étude, dont le sujet portait sur la religion, que les sanctions ont été à l’unanimité dirigées contre les membres d’une seule et même confession.”

L’une des conclusions fondamentales auxquelles aboutit Lorenzo Martín-Retortillo est que la persécution ouverte subie par les Témoins de Jéhovah est due à leur œuvre active de prosélytisme, au fait qu’ils sont objecteurs de conscience et parce que certaines de leurs publications ont émis des critiques sur le régime espagnol. Il est de fait que les Témoins de Jéhovah sont résolument neutres quant aux affaires politiques (Jean 17:16). Nous pouvons donc en conclure que si les sectes protestantes n’ont pas été officiellement l’objet de persécutions, c’est qu’elles n’ont effectué aucune œuvre de prédication publique et qu’elles n’ont pas respecté la neutralité chrétienne, deux conditions requises des véritables disciples de Jésus Christ.

L’ÉCOLE DU MINISTÈRE DU ROYAUME APPORTE DES BIENFAITS

Durant les années de persécution intense, tous les efforts furent faits pour affermir spirituellement les frères et leur donner la direction nécessaire. À cette fin, en décembre 1961 la filiale espagnole de la Société a organisé les premières classes de l’École du ministère du Royaume. Bien entendu, les cours n’ont pas pu se tenir en un mois et par la suite en deux semaines comme cela se faisait dans les autres pays. Ici, les cours avaient lieu le soir et duraient deux mois. Les deux premières classes se sont tenues à Barcelone. Afin de ne pas attirer l’attention, les étudiants n’étaient pas plus de douze à quinze par classe.

De 1962 à avril 1968, 347 serviteurs et pionniers ont été enseignés et formés à l’École du ministère du Royaume. Quand les cours avaient lieu à Barcelone, les frères du bureau de la filiale pouvaient s’entretenir personnellement avec les surveillants et prêter attention à leurs problèmes. De plus, les conférences étaient données par cinq membres de la famille du Béthel. Jusqu’ici, 1 342 frères ont assisté à l’École du ministère du Royaume.

DES ASSEMBLÉES ÉDIFIANTES

Durant toutes ces années d’activité clandestine, nous avons reçu régulièrement la nourriture spirituelle grâce aux dispositions spéciales qui furent prises pour tenir des assemblées de circonscription. Puisqu’il était dangereux de rassembler tous les frères en un même lieu, on adopta une méthode particulière pour faire parvenir le programme d’assemblée à toutes les congrégations de chaque circonscription. Les surveillants en recevaient des copies puis ils assistaient à l’assemblée; ainsi le nombre des assistants variait entre 100 et 200 personnes. On choisissait également avec soin l’emplacement de l’assemblée, qui se tenait généralement en plein air, dans les bois, dans la montagne ou sur une plage. Il arrivait aussi que ces frères se réunissent dans une maison lorsque celle-ci était suffisamment isolée. Donc, les surveillants présents suivaient attentivement le programme et prenaient des notes. Ils veillaient ensuite à ce que les sujets développés à l’assemblée soient traités dans leurs congrégations respectives.

D’importantes précautions devaient être prises pour que la police ne découvre pas l’emplacement de l’assemblée. Une difficulté surgit lors de l’assemblée de circonscription de Séville qui eut lieu en 1969. La police avait appris qu’un grand rassemblement allait avoir lieu dans la cour d’une habitation privée. Elle y fit donc une descente surprise, munie de voitures et de fourgons. Quelque 250 frères et personnes bien disposées étaient réunis. Tous les hommes et les sœurs célibataires furent emmenés au commissariat central, où ils subirent un interrogatoire et se virent confisquer tous leurs livres, qui ne leur furent jamais rendus. Dix frères firent quatre jours de prison. Parmi ceux qui avaient été arrêtés se trouvait le mari d’une sœur, opposé à la vérité. Cet homme était venu à l’assemblée en curieux. Il fut si impressionné par la conduite des frères en prison qu’à sa sortie il accepta une étude biblique et prit finalement le baptême. Cette descente de police reçut une large publicité à l’échelle mondiale et c’est probablement pour cette raison qu’aucune action en justice ne fut intentée contre les frères.

LES ASSEMBLÉES DE DISTRICT À L’ÉTRANGER

Qu’en était-​il des assemblées de district pendant cette période troublée? Comment les frères ont-​ils bénéficié des programmes d’assemblée? Chaque année, ils louaient des trains spéciaux et des autobus et se rendaient en France, en Italie et en Suisse, où ils assistaient aux congrès organisés dans ces pays.

Par exemple, en 1969 les frères espagnols furent ravis d’assister à l’assemblée de Rome. La plupart étant d’anciens catholiques, ils tressaillaient de joie à l’idée de tenir une assemblée dans “le fief papal”. N’était-​il pas paradoxal qu’ils ne puissent se réunir en Espagne, pays “plus catholique que le pape” lui-​même? Par ailleurs, certains Témoins espagnols profitèrent de leur passage à Rome pour visiter les catacombes qui ont un lien avec le christianisme primitif. Ces cavités souterraines les attiraient particulièrement du fait qu’ils étaient eux-​mêmes forcés de se réunir en cachette, comme dans des “catacombes”, pour échapper à leurs persécuteurs.

En juillet 1970, l’œuvre des Témoins de Jéhovah fut reconnue en Espagne. Désormais, des assemblées pourraient s’y tenir. Cependant, des dispositions avaient déjà été prises pour qu’en 1971 une assemblée soit organisée en France, à Toulouse. Une épidémie de choléra s’étant abattue sur l’Espagne, les autorités françaises interdirent l’assemblée. Alors, on entreprit immédiatement des démarches pour trouver un endroit convenable à Barcelone. Après avoir surmonté maintes difficultés, il fut possible de louer Las Arenas, la plus vieille et la plus sale des deux arènes de Barcelone. Le temps était court et les frères travaillèrent dur pour nettoyer l’arène. En fait, le concierge dit qu’il ne l’avait jamais vue aussi propre depuis trente ans: il était également stupéfait de l’esprit qui animait les frères.

C’est alors qu’une nouvelle éclata comme une bombe. Le gouverneur civil de Barcelone étant absent, son remplaçant interdit l’assemblée parce que l’autorisation n’avait pas été sollicitée dix jours pleins avant l’événement. Les frères qui travaillaient dans l’arène reçurent cette nouvelle la veille de l’ouverture de l’assemblée. De nombreux Témoins qui habitaient des régions éloignées étaient déjà en route pour la ville de l’assemblée. En arrivant à Barcelone, ils apprirent la mauvaise nouvelle. Mais grâce à la faculté d’adaptation typiquement espagnole, ils profitèrent de l’occasion pour faire du tourisme; ils visitèrent les Salles du Royaume locales ainsi que le Béthel et les autres endroits dignes d’intérêt. Ainsi, leur voyage leur apporta quelques bienfaits spirituels. Plus tard, des assemblées de remplacement eurent lieu en différents endroits. Elles réunirent une assistance de 20 176 personnes. À l’occasion de ces rassemblements, il y eut 483 baptêmes.

Ces dernières années, nous avons rencontré des difficultés de tous ordres pour organiser des assemblées chrétiennes. Néanmoins, grâce à l’aide de Jéhovah nous avons pu surmonter ces problèmes. Depuis 1970 et jusqu’à présent, nous avons eu de magnifiques assemblées qui nous ont édifiés spirituellement.

La dernière fois que les frères espagnols ont dû aller à l’étranger pour assister à une assemblée, ce fut en 1973; il était en effet impossible de trouver en Espagne un emplacement adéquat pour organiser une assemblée internationale. Ainsi, une fois de plus, les frères ont loué des avions, des trains, des autobus et certains ont fait le voyage en voiture particulière; ils étaient environ 19 000 réunis dans l’immense palais de la foire à Bruxelles. L’assemblée internationale “La victoire divine” fut une joie pour les Témoins espagnols qui se mêlèrent aux 31 000 autres frères d’origines française, flamande et portugaise, ces derniers étant venus de différents pays. Quelle joie ce fut de voir 1 273 chrétiens espagnols symboliser l’offrande de leur personne à Dieu par le baptême!

Depuis lors, des assemblées de district se sont tenues dans différentes villes d’Espagne en des endroits divers, y compris des stades appartenant aux équipes de football de Salamanque, de Gijón, de Sabadell, d’Almeria et d’Estepona, ainsi que dans des arènes à Barcelone, à Madrid et à Marbella. Chaque assemblée a donné aux frères l’occasion d’acquérir une expérience précieuse. À l’heure présente, ils attendent avec impatience l’assemblée internationale de 1978 qui se tiendra à Barcelone. Ils se feront alors une joie de servir leurs compagnons chrétiens venus de nombreux pays, et en particulier ceux qui, dans le passé, en France, en Suisse, en Italie et en Belgique, se montrèrent si hospitaliers à leur égard.

L’ŒUVRE DES TÉMOINS DE JÉHOVAH EST LÉGALISÉE EN 1970

Au cours des nombreuses années qui précédèrent le vote de la loi sur la liberté religieuse en 1967, les Témoins de Jéhovah se sont efforcés de faire légalement reconnaître leur œuvre en Espagne. Il y eut une première tentative en 1956, on soumit alors au gouverneur civil de Barcelone une demande de légalisation et on déposa les statuts de notre société pour qu’il les ratifie. Mais cette tentative échoua. On fit un nouvel essai en 1965; dans une lettre adressée au gouvernement espagnol, frère Knorr se renseigna sur les démarches à entreprendre pour faire reconnaître officiellement les Témoins de Jéhovah. Ce fut un nouvel échec.

Le 28 juin 1967, après un débat prolongé à Las Cortes (le Parlement espagnol) et une étude préalable interminable faite par des juristes et des experts ecclésiastiques, la loi sur la liberté religieuse fut votée. Bien que cette loi accordât la liberté religieuse, ses clauses stipulaient que toute religion, à l’exception de l’Église catholique, est dans l’obligation de se tenir à la disposition du ministère de la Justice à des fins d’inspection. Cette loi prévoyait en outre un contrôle très strict de la liste des membres de ladite religion et la vérification annuelle des livres de comptes, ainsi que la justification des revenus et des dépenses.

Les sectes protestantes n’étant pas d’accord avec les clauses de cette loi, elles retardèrent leur demande de légalisation; le gouvernement repoussa alors la date d’inscription à mai 1968, dernier délai. Quant à la Société Watch Tower, elle fut certainement la première à se faire inscrire, le 12 décembre 1967. Or, le catalogue des religions, établi et publié le 31 mai 1969 par le ministère de la Justice, révélait que la première religion enregistrée était l’Église presbytérienne réformée, laquelle ne comptait qu’un seul lieu de culte et un seul pasteur agréé en mai 1968. Dans ce catalogue de mai 1969, on dénombrait 105 groupements religieux, parmi lesquels les darbystes, les scientistes chrétiens, les mormons, le judaïsme, les pentecôtistes, les anglicans, les baptistes, les adventistes, les membres des Assemblées de Dieu, les évangélistes, les musulmans; en fait, on y trouvait pratiquement toutes les religions, à l’exception des Témoins de Jéhovah. Ceux-ci ne furent pas reconnus avant le 10 juillet 1970. Lorsque parut le nouveau catalogue des religions autorisées, les Témoins de Jéhovah occupaient la cent trente et unième place, mais ils avaient enfin obtenu la légalisation de leur œuvre en Espagne.

Le dernier catalogue, paru le 15 décembre 1975, dénombre 238 groupements religieux. Dans cette brochure de 83 pages, chaque religion est répertoriée selon les villes, grandes ou petites, et les lieux de culte. La rubrique consacrée aux Témoins de Jéhovah occupe 37 pour cent du catalogue, ce qui les place au second rang, immédiatement après l’Église catholique.

La légalisation obtenue, on décida immédiatement d’ouvrir des Salles du Royaume et on se mit à la recherche d’un emplacement adéquat pour construire le Béthel. La première Salle du Royaume fut inaugurée le 19 décembre 1970 dans le Barrio del Pilar, une nouvelle zone de construction dans un quartier ouvrier populeux de Madrid.

En février 1971, frère Knorr visita l’Espagne et prononça des discours à Madrid et à Barcelone, lesquels réunirent une assistance de plus de 14 000 personnes. Il avait vraiment peine à croire qu’il était en train de parler à un si grand nombre de frères espagnols et en Espagne!

Frère Knorr profita de son passage pour visiter plusieurs bâtiments susceptibles de servir de Béthel; il fixa son choix sur un immeuble de cinq étages situé au 65 Calle Pardo à Barcelone, adresse actuelle des bureaux de la filiale ainsi que du Béthel. Après avoir fait l’acquisition, on organisa les travaux d’aménagement. On demanda des volontaires dans les congrégations de Barcelone, et les pionniers qui avaient des qualifications professionnelles furent appelés pour participer aux travaux de menuiserie, de maçonnerie, de plâtrage, de peinture, etc. Le bâtiment était une construction moderne qui n’avait jamais servi. À l’origine, il était destiné à un usage industriel. Il n’y avait donc aucun mur de séparation dans les étages et pas de commodités. Ainsi, en partant de zéro, l’architecte de la Société conçut le plan de chaque étage, en tenant compte des suggestions de frère Knorr. Les frères travaillèrent treize mois à l’installation du bureau, des chambres et autres commodités; il y avait de quoi loger seize personnes.

Le 2 juin 1972, frère Knorr inaugura le nouveau bâtiment de la filiale espagnole et, le lendemain, il donna un discours spécial aux 13 350 frères réunis dans l’arène principale de Barcelone, La Monumental. La presse accueillit favorablement la visite et le discours de frère Knorr, mais les adversaires du peuple de Jéhovah s’endurcirent dans leur opposition. En “haut lieu”, certains s’indignèrent de ce que l’on avait permis aux Témoins de Jéhovah de se réunir, et ils firent davantage pression sur la commission pour la liberté religieuse afin que “l’on rogne les ailes” à cette religion naissante. À la suite de ces pressions, il nous a été plus difficile d’obtenir l’autorisation de nous réunir en assemblée de district ou de circonscription.

Rappelons que la légalisation signifiait l’ouverture de Salles du Royaume. De décembre 1970 à mai 1977, 482 Salles du Royaume ont été ouvertes avec la permission du ministère de la Justice. Dans les grandes villes comme Madrid, Barcelone et Valence, le prix des locations est élevé; la plupart des salles sont donc utilisées par plusieurs congrégations, et les frais sont ainsi partagés. À Barcelone même, il y a aujourd’hui 16 Salles du Royaume qui sont utilisées par 50 congrégations. Dans la province de Barcelone on compte 75 Salles du Royaume que se partagent 92 congrégations. À Madrid, il y a 25 salles pour 46 congrégations. Nous sommes reconnaissants envers Jéhovah pour la liberté dont nous jouissons aujourd’hui et pour ces lieux de réunion.

LE ROYAUME MESSIANIQUE EST PROCLAMÉ À ANDORRE

Maintenant parlons un peu d’Andorre, petite principauté nichée dans la vallée étroite qui sépare l’Espagne de la France. Andorre est placée sous la souveraineté conjointe de l’évêque de Seo de Urgel, en Espagne, et du chef de l’État français. Cette domination conjointe fut instituée en 1278 de notre ère pour mettre un terme aux batailles sanglantes qui opposaient les forces de l’évêque catholique de Seo de Urgel à l’armée des comtes de Foix.

Aujourd’hui, Andorre compte quelque 32 500 habitants dont la plupart travaillent dans les magasins et les hôtels, car le tourisme y est florissant. Les prix étant beaucoup plus bas en Andorre qu’en Espagne ou en France, le commerce est la principale activité de la principauté. Certains habitants se consacrent encore à l’élevage, à l’agriculture et à la culture du tabac, mais il faut bien dire que ces occupations se perdent de plus en plus et que la tendance générale est au matérialisme.

Jusqu’en 1962 le témoignage n’avait été donné que de façon sporadique à Andorre, mais cette année-​là une famille espagnole de Barcelone s’est installée dans la principauté et la prédication a alors été effectuée systématiquement. La famille en question était celle de Manuel Escamilla. Malgré des problèmes financiers et de santé, Manuel et les siens restèrent à Andorre pendant sept ans, et peu à peu le petit groupe de chrétiens se mit à prospérer dans la ville.

Rosé Boronat fut la première à montrer de l’intérêt pour la vérité; sa tante de Barcelone lui avait donné le témoignage et elle avait reçu des encouragements de la part d’une sœur française qui venait régulièrement à Andorre. La famille Escamilla commença à organiser des réunions et, avec Rosé, l’assistance s’élevait à quatre personnes. Mais les difficultés ne tardèrent pas à surgir, car Rosé perdit son emploi et la chambre qu’elle occupait dans une pension. Par la suite, elle dut prendre une décision en rapport avec son fiancé, qui n’était pas favorable à la vérité. Elle choisit la vérité et rompit ses fiançailles. Peu après des frères eurent l’occasion de donner à ce jeune homme le témoignage à Barcelone; il accepta la vérité et en 1964, lui et Rosé se firent baptiser. Quand Manuel Escamilla et sa famille quittèrent Andorre en 1969, Miguel Barbé, le mari de Rosé, devint responsable du groupe. En novembre 1971, lui et sa femme furent nommés pionniers spéciaux pour s’occuper du territoire d’Andorre et de Seo de Urgel.

Alors qu’en France et en Espagne la liberté religieuse existe, il est curieux que les Témoins ne soient pas autorisés à ouvrir une Salle du Royaume à Andorre, où il y a actuellement une congrégation prospère de quatre-vingt-quatre proclamateurs. La raison en est que l’évêque de Seo de Urgel, qui exerce une influence quasi féodale sur la principauté, s’y oppose. Néanmoins, les frères continuent de tenir leurs réunions dans des foyers privés, ce qui évidemment représente une plus lourde charge pour les deux anciens qui servent dans cette congrégation.

ENCLAVES ESPAGNOLES EN TERRITOIRE MAROCAIN

Sur la côte méditerranéenne du Maroc, il y a deux enclaves espagnoles, à savoir Ceuta, non loin de Tanger, et Melilla, plus à l’est. L’armée espagnole maintient des troupes dans ces villes. Ricardo et Consuelo Gutiérrez, qui étaient auparavant proclamateurs à Barcelone, ont été directement nommés pionniers spéciaux à Ceuta, où le besoin en prédicateurs du Royaume est très grand. Ricardo, qui avait été militaire dans cette ville, connaissait le français et un peu l’arabe, langues parlées à Ceuta, en plus de l’espagnol bien entendu.

Frère et sœur Gutiérrez acceptèrent cette affectation bien qu’ils eussent un fils de sept ans, et, en janvier 1969, ils commencèrent leur service à Ceuta. Après six années de service productif, Consuelo mourut d’un cancer, laissant un bel exemple de fidélité. Frère et sœur Gutiérrez ont participé à la formation de la congrégation de Ceuta qui compte aujourd’hui 31 proclamateurs et 3 pionniers spéciaux. La congrégation possède aussi une Salle du Royaume, seul lieu de réunion légal des Témoins de Jéhovah pour toute l’Afrique du Nord.

À Melilla, les juifs et les musulmans sont aussi nombreux que la communauté espagnole; aussi les pionniers qui y furent nommés en 1970 reçurent-​ils un territoire qui ne manquait pas d’intérêt. Au début, la police leur fit des difficultés en s’opposant à leur œuvre de prédication de maison en maison. Mais après que la filiale de la Société en Espagne eut entrepris les démarches nécessaires auprès des autorités, on cessa de les importuner et toutes leurs publications leur furent rendues.

Grâce à leur activité, vingt personnes sont devenues prédicateurs à Melilla, ville qui compte aujourd’hui 53 000 habitants. Cet accroissement n’a pas été obtenu sans mal dans cette ville de garnison où l’esprit militariste est fort.

La population de Melilla est un mélange d’Espagnols et d’Arabes, les premiers ayant tendance à diminuer en nombre et les seconds à augmenter. Les pionniers spéciaux y font du bon travail, et au moment où nous rédigeons cet article, plusieurs d’entre eux étudient la Bible avec des musulmanes.

LA CENSURE SE RELÂCHE

L’une des conséquences de la légalisation de l’Association “Les Témoins de Jéhovah” en 1970 fut que toutes nos publications devaient être examinées par la Commission de censure. La majorité d’entre elles furent autorisées, à l’exception de quelques-unes, telles que “Comment apprendre à lire et à écrire” et pour un temps “Assurez-​vous de toutes choses”. Pendant une année, on interdit la diffusion de plus de la moitié des numéros de La Tour de Garde et de Réveillez-vous! Mais la Société interjeta appel à plusieurs reprises, si bien que depuis plus d’un an, aucun numéro n’a été interdit. Sans aucun doute, la tendance générale à la tolérance dans de nombreux domaines a également favorisé notre situation en Espagne.

Le service du Royaume, mensuel connu ici sous le nom de Nuestro servicio teocratico (“Notre service théocratique”) a un tirage de 60 000 exemplaires.

VISITES DES MEMBRES DU COLLÈGE CENTRAL

Ces dernières années, nous avons reçu plusieurs fois la visite de membres du Collège central; inutile de vous dire que ces visites ont été grandement appréciées par les frères espagnols. En 1974, frères Knorr et Franz sont venus ensemble; il était prévu qu’ils prononcent un discours dans une arène de Barcelone où l’on réunirait une grande foule de frères. Mais les autorités refusèrent de donner leur accord, car la date coïncidait avec la fête religieuse du 25 décembre. Sans perdre de temps on prit donc de nouvelles dispositions et tous les pionniers et les anciens furent invités à une réunion spéciale, qui dut se tenir à 21 kilomètres de Barcelone dans un bâtiment industriel désaffecté que l’on envisageait d’acheter pour en faire une Salle d’assemblées. Plus de 5 000 frères se pressaient pour entendre le discours de frère Knorr sur l’accroissement de l’œuvre dans le monde, et tous écoutèrent avec avidité frère Franz, qui fit un exposé sur le Psaume 91. Un an plus tard, frère Raymond Franz inaugurait ce même bâtiment qui avait été transformé et comprenait une magnifique Salle d’assemblées de 1 300 places assises, une grande salle à manger et une piscine pour les baptêmes.

Auparavant, en novembre 1975, frère F. Franz avait inauguré à Madrid une Salle d’assemblées, qui était un ancien cinéma. Signalons aussi la visite de frère Henschel en mai 1974 et celle de frère Greenlees en 1976. Frère Henschel s’est adressé à 22 417 frères réunis dans une arène de Barcelone. Le chiffre d’assistance de 27 215 personnes a été le plus élevé jamais atteint jusqu’à aujourd’hui; c’était à l’occasion de la visite de frère Swingle, qui prononça un discours le 1er mai 1977 dans Las Arenas de Barcelone. Frère Swingle a également tenu des réunions à Madrid et aux îles Canaries; ses quatre discours ont réuni au total 45 617 personnes.

LA PRESSE ET LA RADIO NOUS FONT DE LA PUBLICITÉ

Dans de nombreux cas, la presse a donné un compte rendu juste et impartial sur les Témoins de Jéhovah et leurs assemblées. Le journal El País de Madrid a consacré une page entière aux enseignements et à l’histoire des Témoins de Jéhovah à la suite de l’interview de frère Julio Ricote, qui est avocat. Plusieurs rédacteurs ont pris la défense des Témoins, tel ce catholique qui écrivit ce qui suit dans le journal Sur du 12 novembre 1976: “Il se peut que les Témoins se trompent dans leur interprétation de la Bible, mais nul ne mettra en doute l’immense foi qui les anime. Dans cette religion, car ce n’est pas une secte, les trois péchés les plus odieux aux yeux de Dieu, à savoir la fornication, le mensonge et le vol, n’ont pas leur place. Sous ce rapport, le monde aurait beaucoup à apprendre des Témoins.” Dans un article du journal Hoja del Lunes de Gijón (21 juin 1976) on pouvait lire ce qui suit sous l’intertitre “L’évêque de Santander et les Témoins de Jéhovah”: “En général les Témoins de Jéhovah (...) ont une connaissance de la Bible beaucoup plus profonde et plus complète que la majorité des catholiques.”

Du fait de leur attitude neutre vis-à-vis du service militaire et de leur refus des transfusions sanguines, les Témoins ont beaucoup fait parler d’eux dans les journaux. Un éminent chirurgien espagnol, gendre du défunt général Franco, a invité les Témoins, un médecin et un prêtre à participer à l’une de ses émissions médicales à la radio et à discuter sur le thème de la transfusion sanguine. Parmi les frères, il y avait un avocat qui défendit brillamment notre cause. En une autre occasion, une station radiophonique de Barcelone a demandé une interview aux représentants des Témoins et les a priés de répondre aux questions des auditeurs. Ces deux émissions ont vraiment éveillé l’intérêt du public pour la vérité.

Pour ce qui est de la télévision, l’Église catholique exerce un contrôle quasi total sur les chaînes nationales. Certains prêtres ont d’ailleurs profité de la situation pour s’en prendre ouvertement aux Témoins.

LA REINE D’ESPAGNE EST FAVORABLEMENT IMPRESSIONNÉE

Au cours de l’année 1976, un excellent témoignage a été donné dans les milieux universitaires. Tout a commencé lorsqu’un Témoin de Jéhovah, étudiant en médecine à l’université de Madrid, a parlé de la vérité à quelques-uns de ses condisciples. Certains d’entre eux poursuivaient des études parallèles à la Faculté des lettres, ces cours étant accessibles aux étudiants et aux diplômés. C’est ainsi que les Témoins de Jéhovah ont été invités à présenter une conférence sur le thème “L’homme nouveau et son avenir”. Deux Témoins développèrent ce sujet, mettant en évidence les différents aspects de la nouvelle personnalité et le dessein de Jéhovah à l’égard de la terre. À la suite de cela, on leur a demandé de présenter une série de neuf conférences sur les enseignements des Témoins de Jéhovah. Au nombre des étudiants figurait la reine Sophie, qui écouta attentivement l’exposé des arguments, prit des notes et participa pleinement aux débats qui suivaient chaque discours. Après la conférence sur l’âme et l’enfer, la reine déclara n’avoir jamais rencontré quelqu’un qui connaisse si bien la Bible et qui soit capable de répondre avec une telle facilité aux questions de toutes sortes. Puis elle ajouta: “Il semble que pour chaque sujet vous ayez une réponse dans votre Bible.”

Ces conférences firent beaucoup de bruit. La dernière, intitulée “Le sang, la médecine et la loi de Dieu”, fut donnée en raison de l’intérêt particulier de la souveraine pour ce sujet. Cette conférence, qui eut lieu hors cours, fut présentée par un frère pathologiste, en présence de prêtres et de médecins. Un bon témoignage a ainsi été donné.

LE BÉTHEL S’AGRANDIT

Dès le début, on savait que le bâtiment de la filiale situé au 65 Calle Pardo ne pourrait faire face à l’extension future. Mais à l’époque, soit en 1970, nous n’avions aucune certitude quant à l’application de la liberté religieuse; aussi jugea-​t-​on préférable de commencer modestement. Depuis lors, la Société a acheté trois autres appartements situés au coin de la même rue pour y loger quinze membres de la famille. En 1975, la Société a également fait l’acquisition d’un vaste entrepôt juste deux pâtés de maisons plus loin; l’achat de ce local venait à point nommé pour le service de l’expédition qui avait de gros problèmes de stockage de publications. Maintenant nous pouvons garder en réserve assez de publications pour deux années d’activité de prédication; ainsi, nous sommes à même de parer à toute éventualité en cas de grève ou de conflit.

Afin de mieux satisfaire les besoins des congrégations des îles Canaries, archipel situé au large de la côte occidentale de l’Afrique, la Société a acheté un entrepôt et un petit logement à Santa Cruz de Tenerife. Ainsi, les vingt-cinq congrégations réparties dans les six îles principales s’approvisionnent de livres et de périodiques à ce dépôt.

UN GRAND TRAVAIL RESTE À FAIRE

Il est de fait qu’un énorme travail reste encore à faire en Espagne. Nous avons estimé qu’environ un million d’Espagnols ne reçoivent pas régulièrement le témoignage de la bonne nouvelle. Le nombre des pionniers spéciaux est en augmentation; actuellement il y en a plus de 600 qui prêchent principalement dans les territoires où le besoin est très grand, tels que l’Extramadure, l’Andalousie, la Galice et les Asturies.

Parfois, il faut beaucoup d’endurance et de courage pour persévérer dans ces territoires. Par exemple, en juin 1976, une sœur de la ville de Yecla a été assassinée par son mari, un fanatique. Avant de commettre ce meurtre, il avait déjà usé de menaces à l’égard de sa femme et de plusieurs frères, allant même jusqu’à brutaliser les pionniers spéciaux locaux. Cela s’est passé juste neuf jours après l’inauguration de la Salle du Royaume. Quelque temps plus tard, une bande de voyous ont brisé les vitres de la salle, ont aspergé de peinture rouge la façade et affiché cette inscription sur la porte: “Les fils de la pasionaria” (célèbre orateur féminin communiste). Il va sans dire que cette accusation n’était nullement fondée.

Peu après, un jeune homme commença à assister aux réunions; il se trouve qu’il appartenait à une bande de délinquants de la ville. Pourtant il accepta la vérité, changea son mode de vie et se fit baptiser. Ce changement profond étonna ses parents et ses amis, et fut pour eux un bon témoignage. Jugez-​en vous-​même. Un jour, un jeune homme vint à la réunion pour savoir ce que les Témoins avaient fait à l’un de ses amis (l’ancien délinquant maintenant baptisé). Il ne comprenait pas comment cet ancien voyou était devenu plus doux qu’un agneau. Ce deuxième jeune homme, qui maintenant étudie et assiste aux réunions, faisait autrefois partie de la bande qui aspergea de peinture rouge la façade de la Salle du Royaume.

Mille neuf cent vingt-deux années se sont écoulées depuis que Paul écrivit aux Romains: “Quand je me rendrai en Espagne, j’espère bien vous voir.” (Rom. 15:24). De la place qu’il occupe maintenant dans les cieux, Paul se réjouit certainement de voir qu’en ce vingtième siècle ses frères et sœurs d’Espagne, pays agréable et hospitalier, vivent dans un paradis spirituel. Nous ignorons combien de temps encore subsistera le présent système de choses, mais si Jéhovah le veut, le nombre de ses Témoins croîtra dans ce pays et nous aurons de plus grands locaux. Le Collège central a en effet approuvé la construction d’un nouveau Béthel et d’une imprimerie près de Barcelone. Nous pourrons ainsi imprimer nos périodiques et nous serons équipés en vue de l’accroissement futur.

Toutes nos louanges et notre gratitude montent vers Jéhovah, par l’intermédiaire de Jésus Christ, pour les excellents résultats obtenus grâce aux actes des Témoins de Jéhovah de l’Espagne des temps modernes.

[Carte, page 136]

(Voir la publication)

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