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Une cible privilégiée

Une cible privilégiée

Une cible privilégiée

MALGRÉ les concessions faites pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique garda la mainmise sur les activités de l’Église orthodoxe russe. Par conséquent, comme l’explique le livre Le KGB contre l’Ouest (éditions Fayard, 2000), “ le KGB s’inquiétait encore plus des activités des autres groupes chrétiens ”. De quels groupes s’agissait-​il ?

Le plus important était l’Église grecque-catholique (ou uniate) d’Ukraine, qui comptait quatre millions de fidèles. Selon Le KGB contre l’Ouest, “ huit de ses dix évêques, ainsi que des milliers de prêtres et de fidèles, moururent pour leur foi dans le goulag sibérien ”. Autre cible du KGB : les Églises protestantes non officielles, qui échappaient elles aussi à son contrôle. À la fin des années 50, ces groupes protestants comptaient, selon les estimations du KGB, environ 100 000 membres.

Le KGB considérait les Témoins de Jéhovah comme un groupe protestant et, en 1968, estimait qu’ils étaient environ 20 000 en Union soviétique. Jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, les Témoins, peu nombreux, étaient passés à peu près inaperçus. Mais quand ils furent des milliers, la situation changea du tout au tout. Comment cet accroissement soudain s’expliquait-​il ?

Le début d’un accroissement spectaculaire

Dans La religion en Union soviétique (angl.), paru en 1961, Walter Kolarz relève deux facteurs. Premièrement, il y avait dans “ les territoires annexés par l’Union soviétique en 1939-​1940 ” (la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie et la Moldavie) de nombreux “ groupes actifs de Témoins de Jéhovah ”. Certaines parties de la Pologne et de la Tchécoslovaquie dans lesquelles vivaient plus d’un millier de Témoins furent également rattachées à l’Ukraine. Du jour au lendemain, tous ces Témoins furent, pour ainsi dire, transplantés en Union soviétique.

Le deuxième facteur d’accroissement, “ aussi incroyable que cela puisse paraître ”, ce furent “ les camps de concentration nazis ”. Des milliers de Témoins avaient été emprisonnés pour avoir refusé de soutenir Hitler et sa guerre d’agression. Les Russes détenus dans les mêmes camps “ avaient admiré le courage et la fermeté des ‘ Témoins ’ et, probablement pour cette raison, avaient été attirés par leur théologie ”. Beaucoup de jeunes Russes, à leur libération, avaient une foi nouvelle en Jéhovah Dieu et dans son dessein merveilleux pour la terre. — Psaume 37:29 ; Révélation 21:3, 4.

Bientôt, il y eut des milliers de Témoins en Union soviétique. Au début de 1946, ils étaient plus de 1 600, et à la fin de la décennie, largement plus de 8 000. Le KGB, particulièrement préoccupé par les activités des chrétiens sur lesquels il n’exerçait pas de contrôle direct, observait cet accroissement avec inquiétude.

Les attaques commencent

Bien que relativement peu nombreux en Union soviétique, les Témoins ne tardèrent pas à être persécutés en raison de leur activité de prédication zélée. En Estonie, les problèmes commencèrent en 1948, lorsque les cinq personnes responsables de l’œuvre furent arrêtées et emprisonnées. “ On a vite compris que le KGB voulait arrêter tout le monde ”, raconte Lembit Toom, un Témoin estonien. La même politique fut adoptée dans toutes les régions où il y avait des Témoins.

Les autorités soviétiques présentaient les Témoins comme les pires des criminels et comme une menace pour l’État soviétique athée. Partout, ils étaient recherchés, arrêtés et emprisonnés. “ Cette obsession des hauts responsables du KGB est peut-être l’exemple suprême de leur manque total de relativité à l’égard de toute dissidence, si insignifiante fût-​elle ”, lit-​on dans Le KGB contre l’Ouest.

Cette obsession apparut au grand jour lors de l’attaque soigneusement préparée qui fut lancée contre les Témoins en avril 1951. “ Plus de 5 000 familles de Témoins de Jéhovah vivant en Ukraine, en Biélorussie, en Moldavie et dans les républiques soviétiques baltes furent envoyées dans un ‘ centre permanent ’ en Sibérie, dans l’Extrême-Orient russe et au Kazakhstan ”, rapporte le professeur Sergueï Ivanenko, un universitaire russe respecté, dans un livre paru il y a deux ans.

Une rafle mémorable

Imaginez le travail qu’exigea l’arrestation de plusieurs milliers de familles de Témoins disséminées sur un territoire aussi vaste. Il fallut coordonner l’intervention de plusieurs centaines, voire de plusieurs milliers de personnes, d’abord pour localiser les Témoins, puis pour envoyer des équipes les arrêter de nuit, les entasser dans des chariots, des camions ou d’autres véhicules, les emmener jusqu’à une gare et les enfermer dans des wagons.

Pensez également aux souffrances des victimes. Imaginez ce que cela représente de devoir parcourir des milliers de kilomètres, pendant trois semaines ou plus, dans des wagons bondés et insalubres, avec une bassine pour seules toilettes. Et de se retrouver en Sibérie, sachant qu’il va falloir se battre pour survivre dans un milieu hostile.

Le 50anniversaire de la rafle d’avril 1951 tombe ce mois-​ci. Pour faire connaître l’histoire des Témoins de Jéhovah restés fidèles malgré plusieurs décennies de persécution, on a demandé à des personnes qui ont vécu ces événements de témoigner devant une caméra. Leur exemple montre que, comme au Ier siècle, les tentatives visant à empêcher les chrétiens d’adorer Dieu sont vouées à l’échec.

Les conséquences de la déportation

Les autorités soviétiques s’aperçurent rapidement qu’il serait bien plus difficile qu’elles ne l’avaient pensé d’empêcher les Témoins d’adorer Jéhovah. Malgré les protestations de leurs gardes, les Témoins chantaient des louanges à Dieu pendant le voyage et accrochaient à leurs wagons des pancartes sur lesquelles il était écrit : “ Témoins de Jéhovah à bord. ” “ Dans les gares où nous sommes passés, raconte l’un d’eux, nous avons rencontré d’autres trains de déportés et nous avons vu les pancartes accrochées aux wagons. ” On imagine leur émotion !

Loin de se laisser abattre, les déportés manifestaient le même état d’esprit que les apôtres de Jésus qui, après avoir été flagellés et avoir reçu l’ordre d’arrêter de prêcher, “ continuaient sans arrêt à enseigner et à annoncer la bonne nouvelle concernant le Christ ”. (Actes 5:40-42.) Comme l’écrit Walter Kolarz, la déportation “ ne fut pas la fin des ‘ Témoins ’ en Russie, mais le début d’un nouveau chapitre dans leur œuvre de prosélytisme. Ils essayaient même de propager leur foi lors des arrêts dans les gares sur le chemin de l’exil ”.

Une fois arrivés à destination, les Témoins furent rapidement connus comme des travailleurs disciplinés et consciencieux. Néanmoins, c’était comme s’ils avaient dit à ceux qui les opprimaient : ‘ Nous ne pouvons cesser de parler de notre Dieu. ’ (Actes 4:20). De nombreuses personnes furent attentives à leur enseignement et commencèrent elles aussi à servir Dieu.

“ Le gouvernement soviétique n’aurait pas pu mieux favoriser la dissémination de leur foi qu’en les déportant, note Walter Kolarz. Auparavant isolés dans leurs villages [des républiques soviétiques occidentales], les ‘ Témoins ’ furent projetés dans un monde plus vaste, fût-​ce le monde terrible des camps de concentration et de travail forcé. ”

Face à l’accroissement

Au cours des années, les autorités essayèrent diverses méthodes pour faire disparaître les Témoins de Jéhovah. La persécution violente n’ayant pas produit les résultats escomptés, on lança une campagne de calomnie soigneusement préparée. Des livres, des films et des émissions de radio furent utilisés. On infiltra également des agents expérimentés du KGB dans les congrégations.

En raison des mensonges véhiculés à leur sujet, les Témoins inspiraient de la crainte et de la méfiance à de nombreuses personnes. Dans Cette lancinante douleur de la liberté, Vladimir Boukovsky, un Russe qui obtint l’autorisation d’émigrer en Angleterre en 1976, raconte l’anecdote suivante : “ Un soir, dans les rues de Londres, plongé dans mes pensées, je remarquai par hasard une plaque sur un édifice [...], disant : “ TÉMOINS DE JÉHOVAH... ” Je ne pus lire la suite tellement j’étais stupéfait, presque pris de panique. ”

Plus loin, l’auteur explique l’origine de cette crainte injustifiée : “ Voilà [...] les sectaires, les obscurantistes dont les autorités se servent chez nous pour faire peur aux enfants. [...] En URSS, on ne peut rencontrer de ‘ Témoins ’ en chair et en os que dans les camps et les prisons. [...] Chacun peut donc entrer prendre une tasse de thé avec eux ? ” Plus loin, il explique : “ Les ‘ Témoins ’ sont pourchassés chez nous avec autant d’acharnement que la Mafia, et le mystère qui les entoure est le même. ”

Malgré une persécution acharnée et une propagande mensongère, les Témoins persévéraient dans leur activité et se multipliaient. Le livre La vérité sur les Témoins de Jéhovah (russe), publié en 1978 à 100 000 exemplaires, appelait à la mise en œuvre d’une propagande plus efficace contre les Témoins. L’auteur, V. Konik, montrait que les Témoins poursuivaient leur activité malgré de sévères restrictions, et il donnait le conseil suivant : “ Les spécialistes soviétiques de la religion devraient mettre au point des méthodes plus efficaces pour combattre les enseignements des Témoins de Jéhovah. ”

Une cible privilégiée : pourquoi ?

Si les Témoins de Jéhovah étaient particulièrement visés par l’attaque des autorités soviétiques, c’est parce qu’ils imitaient les premiers disciples de Jésus. Au Ier siècle, les apôtres reçurent l’ordre de ‘ ne pas continuer d’enseigner à cause du nom de Jésus ’. Néanmoins, leurs adversaires purent dire : “ Voyez, vous avez rempli Jérusalem de votre enseignement. ” Les apôtres ne nièrent pas avoir prêché malgré l’interdiction ; ils répondirent respectueusement : “ Nous devons obéir à Dieu, en sa qualité de chef, plutôt qu’aux hommes. ” — Actes 5:27-29.

Les Témoins de Jéhovah d’aujourd’hui prennent également au sérieux le commandement que Jésus a donné à ses disciples “ de prêcher au peuple ”. (Actes 10:42.) Dans Le dilemme humain du Kremlin (angl.), Maurice Hindus explique que c’est leur “ zèle irrépressible pour l’évangélisation ” qui les a rendus “ particulièrement pénibles pour Moscou ” et a provoqué “ un affrontement continuel avec la police soviétique ”. “ Il n’y a aucun moyen de les arrêter, ajoute-​t-​il. Vous les éliminez à un endroit, ils réapparaissent ailleurs. ”

“ Autant que je sache, écrit l’historien russe Sergueï Ivanenko, l’organisation des Témoins de Jéhovah est la seule organisation religieuse qui ait vu le nombre de ses membres augmenter en URSS malgré l’interdiction et la persécution. ” D’autres religions, il est vrai, ont également poursuivi leurs activités, y compris la plus en vue, l’Église orthodoxe russe. Vous serez certainement intéressé de savoir comment l’Église et les Témoins ont survécu à l’attaque soviétique.

[Encadré, page 6]

La plus durement persécutée ”

Relevé dans Petite encyclopédie de la Russie (angl., 1964) : les Témoins de Jéhovah, “ extrêmement actifs dans le prosélytisme ”, étaient “ la communauté religieuse la plus durement persécutée en Union soviétique ”.

[Encadré/Illustration, page 7]

UN PARMI DES MILLIERS : Fyodor Kalin raconte la déportation de sa famille

Notre famille vivait à Vilshanitsa, un village situé dans l’ouest de l’Ukraine. Le 8 avril 1951, à l’aube, des policiers sont venus avec des chiens. Ils nous ont réveillés et nous ont dit que, par décret du gouvernement de Moscou, nous étions exilés en Sibérie, mais que, si nous signions un document attestant que nous n’étions plus Témoins de Jéhovah, nous pouvions rester. Mes parents, mes quatre frères et sœurs et moi étions résolus à demeurer Témoins. J’avais 19 ans.

Un policier a dit : “ Emportez des haricots, du maïs, de la farine, des cornichons et du chou, sinon comment allez-​vous nourrir vos enfants ? ” On nous a également autorisés à tuer des poulets et un cochon pour emporter de la viande. Nous avons tout chargé dans deux charrettes qui nous ont emmenés jusqu’à la ville de Hriplin. Là, on nous a entassés à 40 ou 50 dans un wagon et on a refermé la porte.

Dans le wagon, il y avait des banquettes pour dormir (mais pas assez pour tout le monde) et un poêle avec du charbon et du bois. Nous cuisinions sur le poêle à l’aide des ustensiles que nous avions emportés. Il n’y avait pas de toilettes ; nous nous servions d’une simple bassine. Pendant le voyage, nous avons découpé une ouverture circulaire dans le plancher, nous y avons fixé la bassine et nous avons accroché des draps autour pour permettre un peu d’intimité.

Dans ce wagon qui roulait lentement vers une destination inconnue, nous étions très à l’étroit. Au début, nous étions un peu découragés. Mais quand nous nous sommes mis à chanter des cantiques du Royaume tous ensemble — avec tant de vigueur qu’à la fin nous n’avions presque plus de voix —, nous avons retrouvé de la joie. Parfois, le commandant ouvrait les portes et nous ordonnait d’arrêter, mais nous terminions le cantique. Quand le train s’arrêtait dans une gare, de nombreuses personnes apprenaient que les autorités étaient en train de déporter des Témoins de Jéhovah. Finalement, au bout de 17 ou 18 jours de voyage, nous sommes arrivés à destination, près du lac Baïkal, en Sibérie.

[Illustration]

Je suis au dernier rang, à droite.

[Encadré/Illustration, page 8]

ARMAGEDDON : Un film de propagande soviétique

Dans le but de discréditer les Témoins de Jéhovah, les autorités soviétiques firent réaliser un film intitulé Armageddon qui racontait une histoire d’amour entre un jeune conscrit et une jeune fille engagée dans les rangs des Témoins. À la fin, la petite sœur de la jeune fille mourait dans un accident provoqué par un responsable des Témoins, présenté comme un agent des services de renseignements américains.

Au sujet de ce film, qui émut beaucoup les spectateurs, on pouvait lire dans le journal ukrainien Le drapeau rouge du 14 mai 1963 : “ Sous cette forme, la propagande athée est efficace, convaincante, et elle peut être employée dans d’autres villages du pays, où l’on passe des films similaires. ”

[Illustration, page 6]

Des milliers de personnes ont été entassées dans des wagons et envoyées en Sibérie.